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honneurs. C’est, dit un d’eux, la journée des Dupes. Avec une merveilleuse sûreté de conduite, Frédéric mit chacun en son juste lieu. À son ancien maître, Duhan de Jandun, qui avait souffert de la colère du roi Frédéric-Guillaume ; à Keith, cet officier, complice autrefois de son projet de fuite et qui s’était sauvé en Angleterre, il témoigna de la bonté, dans la mesure qui convenait. Il s’empressa d’appeler ceux de ses amis qui se trouvaient loin de lui par des billets charmans : « Mon sort est changé, mon cher, ne me faites pas languir. » Il voulut rassembler pour le garder auprès de lui « éternellement le troupeau des amis. » Mais, en échange de leur amitié, il ne leur offrait que son amitié. Bielefeld a bien fait de ramasser sa petite monnaie dans la chambre de Rheinsberg ; s’il eût attendu la pluie de ducats prédite par Knobelsdorf, il se fût trouvé pris au dépourvu ; les ducats de Frédéric II, pas plus que ceux de Frédéric-Guillaume, ne tomberont du ciel ; le cours ne sera point interrompu des années de pécuniaire sécheresse. Mais Bielefeld attendait au moins des honneurs, n’importe lesquels ; quand le roi lui eut dit qu’il le destinait aux affaires étrangères, il rêva sans doute d’une ambassade ; mais sa majesté ajouta que ces affaires demandaient une routine et un apprentissage, et qu’à cet effet il l’avait choisi pour accompagner M. de Truchsess, dans la mission diplomatique que celui-ci allait remplir à Hanovre. C’est commencer bien petitement, dit le pauvre Bielefeld, mais il ne méritait pas et il n’eut pas davantage. Il était jaloux de l’éclatante faveur de Keyserlingk, qui avait les airs d’un grand favori. Sur les portes de son appartement, le roi avait écrit de sa main le petit nom d’amitié qu’il lui avait donné : Césarion. On voyait partout Césarion, dans le château, dans les jardins, voltigeant avec un petit flageolet d’ambre à la boutonnière, chantant, riant, badinant, récitant des vers, qui coulaient en torrens de « son Hippocrène débordée. » Son appartement ne désemplissait pas ; il recevait par jour cinquante lettres de félicitations ou d’affaires, auxquelles répondaient ses secrétaires. Si bien qu’il trouva tout naturel de parler un jour politique avec le roi et de risquer des avis. « Écoute, Keyserlingk, lui dit le roi, tu es un brave garçon, j’aime à t’entendre chanter et rire, mais tes conseils sont d’un fou. » Césarion dut se contenter d’une promotion dans l’armée ; encore ne l’aurait-il pas obtenue, si le roi n’avait pas jugé qu’il la méritât. Frédéric n’avait pas le droit de disposer en faveur de ses amis de l’argent ni des honneurs appartenant au roi de Prusse.

Avec la même régularité que jadis, la machine fonctionnait.