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primogéniture m’obligea de monter sur le trône ; » mais en même temps il énumérait ses labeurs auxquels ne suffit pas le jour : « Je travaille des deux mains, d’un côté à l’armée, de l’autre au peuple et aux beaux-arts… Je suis à la veille d’un enterrement (celui de son père), d’une augmentation de troupes, de beaucoup de voyages ; » et il dépeignait joliment son activité fiévreuse.

Il a la fièvre en effet presque constamment, et il la promène avec lui :


La fièvre et moi, nous voyageons ensemble…


À peine arrivé de Kœnigsberg, il se met en route vers le Rhin, avec l’intention de pousser plus loin, jusqu’à Paris peut-être ; mais il s’en tient à la gaminerie de la visite incognito à Strasbourg. À Wesel, il reçoit Voltaire, et il est content : « J’ai vu deux choses qui m’ont toujours tenu au cœur, savoir Voltaire et les troupes françaises. » Il est content, parce que la visite à Strasbourg l’a désenchanté de la France ; les officiers et Monsieur le maréchal gouverneur lui ont paru très ridicules, et il s’est donné la joie d’envoyer à Voltaire une méchante satire contre nous, contre


Le peuple fou, brusque et galant,
Chansonnier insupportable,
Superbe en sa fortune, en son malheur rampant,
D’un bavardage impitoyable
Pour cacher le creux d’un esprit ignorant.


Il est content, parce que ce Voltaire admirable, ce Cicéron, ce Pline, cet Agrippa, cette gloire du siècle et de la France, lui a envoyé le compte des frais de sa visite, et que c’est un compte d’apothicaire, 1,300 écus, soit 550 écus pour chacune des journées par lui passées à Wesel : « C’est bien payer un fou, écrit Frédéric ; jamais bouffon de grand seigneur n’eut de pareils gages. » C’est pour les âmes dures des pessimistes un si doux plaisir que l’amer plaisir de mépriser autrui ! À Wesel encore, il a vu Maupertuis, qui lui a bien parlé de la figure du monde et de l’aplatissement de la terre aux pôles. Enfin, à Wesel toujours, il a préparé un esclandre à M. de Liège. M. l’évêque de Liège était en contestation avec le roi de Prusse, au sujet de droits qu’il prétendait sur la seigneurie de Herstall, que Frédéric-Guillaume avait héritée. Depuis des années, l’affaire traînait ; les pièces s’entassaient dans les dossiers à Liège, à Bruxelles, à Vienne ; à Berlin, elles remplissaient déjà vingt volumes. Le procès était si compliqué qu’il