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abonnemens abusifs, refuser d’y comprendre le produit des loges à l’année, exagérer les frais, réduire le neuvième légal au vingtième, mal jouer exprès afin de faire tomber dans les règles les pièces qui leur déplaisent et s’en approprier le produit, ce sont là jeux de princes du tricot comique. Une pièce tombait dans les règles lorsque la recette s’abaissait au-dessous d’un certain chiffre, tantôt 1,200, tantôt 800 livres ; les comédiens alors l’abandonnaient, et elle devenait leur propriété, sans que l’auteur y pût rien prétendre désormais[1]. « Eh quoi, s’écriait Mlle Luzy, n’y aurait-il pas moyen de se passer de ces coquins d’auteurs ? » Quant aux petites loges, elles étaient louées à l’année et produisaient un bénéfice de 300,000 livres, à la grande joie des comédiens, assurés d’une recette, quoi qu’il advînt, au grand déplaisir du public forcé parfois de rester à la porte du théâtre, son argent à la main, tandis qu’elles demeuraient inoccupées. « Il faut donc, peste Mercier, quand on est femme, avoir dans une petite loge son épagneul, son coussin, sa chaufferette, mais surtout un petit fat à lorgnette, qui vous instruit de tout ce qui entre et de tout ce qui sort, et qui vous nomme les acteurs. Cependant la dame a dans son éventail une petite ouverture où est enchâssé un verre, de sorte qu’elle voit sans être vue. »

Avec les auteurs dignitaires (membres de l’Académie), ou qui ont une grande réputation, les choses se passent un peu autrement : on joue leurs pièces d’emblée, bons procédés, petits soins et passe-droits vont leur train ; les comédiens avaient offert à l’Académie ses entrées, et, par réciprocité, elle les invitait à ses séances. Mieux encore, on se laisse sermonner, gronder par Voltaire, qui d’ailleurs s’empressait de racheter par des adulations poétiques ses ruades et ses perfidies. On sait l’histoire de ce pâté magnifique qu’il envoya à Quinault-Dufresne un jour que celui-ci donnait un grand dîner : en l’ouvrant, il trouve douze perdrix portant chacune au bec un petit papier qui contenait les variantes que le poète ne cessait d’introduire dans son rôle. Une autre fois, un jeune homme se présente à la Comédie avec une pièce intitulée le Droit du Seigneur : après mille instances, il obtient une lecture et se voit conspué ; à quelque temps de là, Voltaire adresse la même pièce sous un autre titre, et elle est reçue avec transport. L’aventure s’ébruita, et l’on se gaussa ferme de messeigneurs de

  1. Cailhava nous conte de façon fort piquante l’histoire d’un manuscrit tombé de cascade en cascade chez un acteur. Il va pour le retirer, ne trouve point son homme, mais une grosse cuisinière, assise sous la porte cochère dans son fauteuil à bras, qui tout en épluchant ses épinards, l’interroge : « N’êtes-vous pas un poète ! — Hélas ! oui ! — Ne venez-vous pas chercher une pièce ? Attendez ! » — Là-dessus, elle fouille dans le tas d’herbes, en tire le manuscrit et le remet à l’auteur.