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un particulier, M. de Vismes : très intelligemment éclectique, celui-ci accueille tous les genres, Gluck et Piccini, grand opéra et opéra bouffon, ballets à chaconne et ballets-pantomimes, anciens et modernes. On le surnommait le Turgot de l’Opéra, et ses réformes ranimèrent les finances de ce théâtre, qui, grâce à lui, n’était plus seulement le paradis des yeux et l’enfer des oreilles ; mais, selon la remarque de Grimm, il eut le malheur de mécontenter les grands de son empire, Guimard, Levasseur, Vestris, Dauberval, et les mots de propriété, d’indépendance, de liberté, de retentir dans les coulisses. Aux plaintes de ces dames, il répondit par des injures : ne devaient-elles pas s’estimer trop heureuses d’appartenir à un spectacle sans la protection duquel leurs vertus seraient sous les coulevrines de la police ? Mais les coalisés s’organisent, ils comptent parmi leurs défenseurs le prince de Soubise, le comte de Mercy-Argenteau, forment un congrès dont Vestris se déclare le Washington : la Guimard opinait magnifiquement : « Mesdames et messieurs, point de démissions combinées, c’est ce qui a perdu le parlement. » Et le diou de la danse traitait de Vismes avec une telle arrogance, que celui-ci crut le mettre à la raison en demandant s’il savait à qui il parlait ? Et l’autre de riposter : « À qui je parle ? Au fermier de mon talent. » Il fallut sévir, envoyer quelques mutins au For-l’Évêque ; cependant les assemblées recommencèrent, et aussi les très humbles remontrances, et les députations à Versailles ; le tout se termina par une sorte de traité, bientôt suivi de la retraite de De Vismes, et, bien plus que la prise de Pondichéry ou l’expédition de Sainte-Lucie, cette grave affaire avait défrayé les conversations des salons.

Vestris fils[1] avait pour père et mère le diou de la dame et Mlle Allard ; d’où son surnom de Vestrallard. Le danseur Dauberval, un autre usufruitier des charmes de Mlle Allard, s’écriait en admirant les grâces de ce fils aérien, qui mettait pied à terre quelquefois, pour ne pas humilier ses camarades : « Quel malheur ! c’est le fils de Vestris et ce n’est pas le mien ! Hélas ! je ne l’ai manqué que d’un quart d’heure ! » En 1784, il était revenu de Londres avec une extension de nerfs au pied droit, qui l’empêchait de déployer son

  1. Lorsque le jeune Vestris débuta, le diou de la danse, vêtu du plus riche et du plus sévère costume de cour, l’épée au côté, le chapeau sous le bras, se présenta avec son fils sur le bord de la scène ; et, après avoir adressé au parterre des paroles pleines de dignité sur la sublimité de son art et les nobles espérances que donnait l’auguste héritier de son nom, il se tourna d’un air imposant vers le jeune candidat et lui dit : « Allons, mon fils, montrez votre talent au public, votre père vous regarde. » Grimm prétend aussi qu’un peu ému des dépenses exagérées de ce fils, il lui adressa ce reproche : « Souvenez-vous, Auguste, que je ne veux pas de Guéménée dans ma famille. » Voir, dans les Mémoires (apocryphes) de la marquise de Créqui, le récit d’une leçon de révérence donnée par Vestris au prince de La Marck, t. IV, p. 141.