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grugée, exploitée, volée par lui, obtient la nullité de son mariage en 1781. Malgré la protection, intéressée peut-être, du chevalier Gluck, son succès à l’Opéra fut lent et difficile : on lui reprochait au début de ne pas arrondir et de multiplier ses gestes, de ressembler à une femme persécutée par des convulsions intérieures. Soudain les choses changent d’aspect, l’artiste a corrigé ses défauts ; la critique ne voit plus que son goût, son intelligence. La fortune lui envoie le rôle d’Iphigénie en Aulide ; peu à peu les premiers sujets, Laguerre, Levasseur, disparaissent. Elle reste seule, devient, et se sent indispensable, multiplie ses exigences, exerce à l’Opéra une sorte de royauté, se regarde comme « l’enfant gâté de la nature. » Elle a de l’esprit, ses petits soupers font partout le désespoir des grands, son luxe, son élégance, l’instituent souveraine des modes ; et, quant à ses défauts de caractère, une âme intéressée, orgueilleuse, des mœurs fâcheuses (elle passait pour aborder aussi volontiers l’île de Lesbos que celle de Paphos), ils sont rachetés (que ne pardonne-t-on à une belle voix ? ) par un talent de premier ordre, le sens du pathétique, une voix douce et touchante qui traduit avec justesse toutes les passions. Elle marie, disait-on, le chant de Todi au jeu de Clairon. Dans la Didon de Piccini et Marmontel, jouée d’abord à Fontainebleau devant la cour, elle se révèle grande tragédienne, virtuose admirable : Louis XVI s’intéressait si fort à cet opéra qu’il avança l’heure du conseil pour que les ministres pussent assister au spectacle. Même intelligence du costume, même dédain révolutionnaire des habitudes et des modes consacrées ; un jour, Didon se présente en tunique de toile de lin, avec les brodequins lacés sur le pied nu ; une autre fois, la tunique est attachée sous un sein découvert, les jambes nues, les cheveux épandus sur les épaules. On l’applaudit avec frénésie, mais la prud’homie du pouvoir s’effaroucha de cette demi-nudité, et il fallut revenir « aux bas couleur de chair, à la tunique de burat, à la gaze d’Italie tamponnée, au satin anglais, au taffetas aurore, à la perruque. » Les ovations dont elle fut l’objet en province, à Marseille, Toulon, Lyon, Strasbourg, dépassèrent tout ce qu’on avait encore vu. Vêtue d’un costume antique, portée par une gondole armée de huit rameurs habillés aussi à la grecque, escortée de deux cents chaloupes chargées de curieux, elle débarque à Marseille au bruit des décharges de mousqueterie, assiste à une joute et de ses mains décerne la couronne au vainqueur ; étendue sur une espèce de divan, elle reçoit en souveraine les hommages des spectateurs ; dans une pièce allégorique, Apollon couronne de son laurier la dixième muse ; au bal, elle a son fauteuil sur une estrade entre Melpomène et Thalie ; enfin, pendant un souper splendide,