Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/364

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne consacrait la propriété littéraire ; ils cédaient leurs droits à un imprimeur, à un graveur, qui à leur tour vendaient les ouvrages aux directeurs. La loi de 1791 troublait ceux-ci dans leur usurpation, ils protestèrent violemment, et Gudin de La Brenellerie les compara spirituellement à cet Arabe qui se plaignit au cadi que les pèlerins se réunissaient en caravane, ce qui empêchait les hordes du désert de les détrousser. La loi du 24 juillet 1793 consacra enfin les droits des auteurs.

Beaucoup de comédiens restaient entachés d’aristocratie et regrettaient l’ancienne cour ; un coup si rude acheva de les exaspérer, et cette colère se traduisit par une sourde rancune qui devait leur porter malheur. C’est ainsi, ce sera toujours ainsi : à l’heure où s’accomplit un progrès, quelques hommes souffrent, tombent, quelques intérêts pâtissent ; l’injustice elle-même, sanctionnée par la prescription du temps, emprunte la voix, les argumens, la conviction du droit. Ces hommes dépossédés traînent un cortège de cliens plus dignes de pitié qu’eux-mêmes, ces intérêts sacrifiés ont groupé un réseau d’autres intérêts qui semblent respectables, ces privilèges servent parfois, terrible ironie de la morale, à jeter des semences de bonté, d’harmonie, de générosité. La féodalité, qui fit serfs l’homme et la terre, créa ces monnaies idéales, la chevalerie, le culte de l’honneur, les croisades ; des tyrannies violentes ont favorisé l’éclosion d’admirables chefs-d’œuvre ; le droit d’aînesse, les majorats, les substitutions, les corporations, maintenaient dans des cadres étroits, mais solides, l’ancienne société. Il semble qu’un génie malin se complaise à perpétuer la confusion des âmes, le brouillard des esprits, à accumuler montagnes et abîmes entre les effets et les causes, en imprimant aux lois de l’homme des résultats inattendus. Tant d’incertitude devrait inspirer quelque modestie aux esprits absolus, nous rendre tolérans envers ceux qui défendent des dogmes, des institutions surannés. Cependant, au milieu des noirs nuages et de la tempête, un phare est apparu, dont la tremblante lumière nous guide vers la vérité, au moins vers des vérités meilleures que l’antique erreur : depuis 1789, un principe nouveau s’affirme dans le monde, la liberté, la justice, mais cette liberté, cette justice, qui profitent au grand nombre, le droit aux plus faibles de se faire entendre, de revendiquer leur part de bonheur, la pitié des destinées humaines, et cette inquiétude de l’infini qui, pour beaucoup de nobles âmes, remplace les symboles un peu décolorés des religions positives.


VICTOR DU BLED.