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sont chers. » Ailleurs, mêlant à sa philosophie la théologie néo-platonicienne et chrétienne, il fait le tableau de ce que pourrait être « la connaissance intuitive » de Dieu dans une vie toute spirituelle : il en trouve le type, même ici-bas, dans la connaissance intuitive que la pensée a d’elle-même : — « Quoique votre imagination, qui se mêle importunément dans vos pensées, diminue la clarté de votre connaissance, la voulant revêtir de ses figures, elle vous est pourtant une preuve de la capacité de nos âmes à recevoir de Dieu une connaissance intuitive. » — Et c’est là cette « belle espérance » que nous pouvons, selon Descartes comme selon Socrate, fonder sur notre seule raison.

Voulez-vous comprendre mieux encore et la morale incomprise de Descartes et son influence trop méconnue sur la sécularisation de la science des mœurs, en même temps que de la théologie rationnelle, considérez la morale cartésienne chez Spinoza, en son plein développement et comme à son apothéose. Le principal objet de Spinoza fut précisément la construction et l’achèvement de l’éthique, dont Descartes n’avait eu le temps que de donner les principes et les dernières conclusions. Puisqu’il suffit, selon Descartes, « de bien penser » pour a bien faire, » la morale doit être identique en son tond avec la métaphysique elle-même. C’est pour cette raison que Spinoza donne à toute sa philosophie le nom d’éthique. Nous conviant à le suivre, il s’avance de démonstration en démonstration, et chaque pas dans la découverte de la vérité est en même temps un degré atteint dans la sagesse. La morale consiste à se transporter au centre même de toute vérité et de tout être, dans l’idée de Dieu, et à retrouver l’ordre dans lequel les choses dérivent de la source inépuisable. Dès la première définition, dès le premier théorème, nous entrons, pour ainsi dire, dans la vie éternelle, puisque nous commençons à voir les choses « sous l’aspect de l’éternité ; » de conclusion en conclusion, avec notre science, s’accroît notre participation à l’éternité même. Les voiles peu à peu se dissipent, les apparences sensibles, comme des nuages dont l’agitation cachait la sérénité du ciel immuable, s’évanouissent ; nous comprenons, nous voyons les réalités, car les « vrais yeux de l’âme, ces yeux qui lui font voir et observer les choses, ce sont les démonstrations. » En même temps que la clarté se fait dans nos pensées, nos passions se calment ; la « servitude » se change peu à peu en « liberté, » par cela même en béatitude ; pénétrant le sens du monde, nous vivons la véritable vie, « nous sentons, nous éprouvons que nous sommes éternels. » La morale, c’est la divinisation progressive de l’homme par la science. L’ignorant, « que l’aveugle passion conduit, » est agité en mille sens divers par les causes extérieures et