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la longue sur toutes les œuvres de l’esprit, de contribuer à faire dominer la raison, la déduction, l’amour des idées générales et de la beauté abstraite. Les habitudes de réflexion, de méditation intérieure, d’analyse métaphysique et psychologique, étaient d’ailleurs en harmonie avec les tendances du siècle. « L’essence universelle de la personne humaine, » voilà l’objet principal de cette littérature comme de cette philosophie. La clarté, signe de vérité, devient aussi un signe de beauté : le mystérieux et l’obscur sont bannis. Au XVIIIe siècle, du précepte de Descartes sur les idées claires on ne devait trop souvent retenir que le sens superficiel, et c’est ce qui fait qu’on a pu définir la philosophie de Voltaire, en particulier, un chaos d’idées claires. Ce n’est point cette clarté de surface que voulait désigner Descartes, mais au contraire celle des élémens les plus profonds et les plus irréductibles, seuls « évidens » par eux-mêmes. Voltaire regarde l’eau couler et miroiter, Descartes y plonge.

Les vues de Descartes sur la nature, réduite à un simple mécanisme, ont favorisé le détachement de l’époque (qui datait déjà du siècle précédent) à l’égard des spectacles pittoresques. La vie se réduisant à un machinisme, l’extrême complexité qui constitue un individu concret tend à être remplacée par un théorème développant ses corollaires. Spinoza ne fut pas le seul à étudier les passions et les caractères more geometrico. Dans l’homme même, ce n’est pas la société ou l’État, mais l’individu que l’on considère au XVIIe siècle : les questions politiques sont mises à l’écart. Descartes avait donné l’exemple, et ce n’est pas sous le régime de Louis XIV qu’on pouvait s’en départir. L’homme intérieur et presque abstrait, en dehors des temps et des lieux, devenait donc de plus en plus l’objet exclusif d’un idéalisme un peu sec, d’une littérature dont on a justement opposé la tendance étroitement subjective à l’objectivité large de la littérature antique. Celle-ci n’était pas ainsi bornée à l’homme, étrangère à la nature extérieure, ennemie de l’obscur et de l’infini, par cela même du vivant, tout absorbée dans le domaine de la pensée pure, sous l’inflexible discipline de règles trop rationnelles. L’habitude de la déduction exacte, favorisée par l’esprit mathématique de Descartes, devait s’étendre plus tard jusqu’aux questions de la vie morale et politique ; de là, dans notre littérature, l’abus du raisonnement simple et rectiligne, jusqu’en des questions qui, enveloppant un nombre incalculable de données, débordent de toutes parts notre étroite logique.

Est-ce à dire qu’on doive aujourd’hui, par une réaction exagérée, prétendre que, plus les idées nous paraissent rigoureuses, rationnelles, plus aussi elles sont humaines, artificielles et non pas naturelles dans le sens strict du mot ; que s’attacher à ces idées, c’est encore faire revivre, quoique sous une forme plus noble, l’antique