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trouva des partisans enthousiastes, tels qu’Arnauld, Nicole et Malebranche. Le prince de Condé et d’autres grands seigneurs se font les protecteurs du cartésianisme. Mme de Sévigné nous montre l’agitation produite dans les salons et chez les beaux esprits par la doctrine nouvelle. Mme de Grignan, la duchesse du Maine, la marquise de Sablé et autres grandes dames sont célèbres pour leur connaissance de cette philosophie que La Fontaine appelait « engageante et hardie. » Dans Molière, — un admirateur de Gassendi, — les femmes savantes dissertent sur les tourbillons, sur la substance étendue et sur la substance pensante, et leur idéalisme outré traite le corps de « guenille, » comme Descartes disait à Gassendi : « ô chair ! » Des réunions scientifiques particulières, auxquelles Descartes lui-même avait pris part, sont les avant-courrières de l’Académie des Sciences. Fondée en 1666, celle-ci fit triompher les nouvelles méthodes de Descartes, et on put la considérer comme l’établissement régulier des principes cartésiens en France. La réaction devait, comme en Hollande, venir des théologiens. Les jésuites, les premiers, sentirent le danger : on leur doit la condamnation et la mise à l’index de tous les ouvrages philosophiques de Descartes. En vain Arnauld relève avec ironie les ignorances de la sacrée congrégation, qui permet la lecture de Gassendi et prohibe celle de Descartes. La cour, au moment de la cérémonie funèbre de Sainte-Geneviève, interdit de prononcer l’éloge du philosophe. On oblige tous les candidats aux chaires de philosophie à renier les théories cartésiennes. L’Université veut faire renouveler par le parlement l’arrêt de 1624 et interdire, sous les peines les plus graves, les opinions de Descartes. C’est alors que Boileau compose son arrêt burlesque « qui bannit à perpétuité la Raison des écoles de l’Université, lui fait défense d’y entrer troubler et inquiéter Aristote. » Par crainte du ridicule, l’Université supprima sa requête au parlement. Mais les jésuites avaient trop de puissance. Voyant que l’Oratoire et Port-Royal étaient infestés à la fois de jansénisme et de cartésianisme, ils dirigent de ce côté tous leurs efforts. Arnauld se réfugie en Belgique, Malebranche est obligé de publier ses œuvres au dehors. Le roi écrit au recteur de l’Université d’Angers pour lui défendre de laisser enseigner « les opinions et sentimens de Descartes. » À Caen, on suspend, on exile les professeurs cartésiens. La persécution ne finit qu’en 1690. Elle n’empêcha pas la rapide et universelle propagation du cartésianisme, confessée par ses ennemis mêmes.

Ce qui est bien plus important que l’histoire extérieure du cartésianisme, c’est ce qu’on pourrait appeler son histoire intérieure. Toute la philosophie qui a suivi Descartes relève de lui, soit comme application de sa méthode, soit comme déduction et extension de ses