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reste inférieur à Descartes par l’absence du point de vue physiologique. Avec Locke, le divorce de la philosophie et de la science débute : voici venir les écossais et les éclectiques.

Descartes et Malebranche n’en triomphent pas moins de plus en plus avec les idéalistes anglais : Norris, l’auteur de la « théorie du monde idéal et intelligible, » Collier et surtout Berkeley, qui avait déjà médité et approfondi Malebranche à Trinity-College[1]. Berkeley bannit l’idée « obscure » de substance et de matière, au profit de la pensée ; Hume, à son tour, bannit l’idée obscure de cause et de force ; tous deux ne font que poursuivre la guerre cartésienne aux idées obscures. Quant à la physique de Newton, elle n’est qu’une application du cartésianisme, mal interprétée d’ailleurs et mal présentée par les disciples mêmes de Newton. Montesquieu, lui, ne s’y trompe pas : il célèbre le système de Descartes dans ses Lettres persanes, et il transporte dans le domaine des lois civiles la conception cartésienne des lois comme rapports dérivés uniquement de la nature des choses. Buffon, par beaucoup de côtés, est cartésien. D’Alembert rend pleine justice à Descartes : il reconnaît que, par l’intermédiaire de Locke, de Berkeley, de Hume, de Newton, c’est la philosophie de Descartes qui nous est revenue à nous Français : « L’Angleterre nous doit la naissance de cette philosophie que nous avons reçue d’elle. » Diderot commente éloquemment Descartes, il annonce Lamarck et Darwin quand il dit : « La nature n’a peut-être jamais produit qu’un seul acte et semble s’être plu à varier le même mécanisme d’une infinité de manières différentes. Ne croirait-on pas qu’il n’y a jamais eu qu’un premier animal, prototype de tous les animaux, dont la nature n’a fait qu’allonger, raccourcir, transformer, multiplier, oblitérer certains organes ? » Les êtres particuliers ne sont jamais, ni dans leur génération, ni dans leur conformation, ni dans leurs usages, « que ce que les résistances, les lois du mouvement et l’ordre universel les déterminent à être. » Si les êtres s’altèrent successivement en passant par les nuances les plus imperceptibles, le temps, qui ne s’arrête point, « doit mettre à la longue entre les formes qui ont existé anciennement, celles qui existent, aujourd’hui, celles qui existeront dans les siècles reculés, la différence la plus grande. » De même que, dans les règnes animal et végétal, « un individu commence, pour ainsi dire, s’accroît, dure, dépérit et passe, n’en serait-il pas de même pour des espèces entières ? » Ce que nous prenons pour l’histoire de la nature « n’est que l’histoire d’un instant. »

Lamettrie étend à l’homme la conception du pur automatisme ;

  1. Voir G. Lyon, l’Idéalisme en Angleterre au XVIIIe siècle. Paris, Alcan, 1888.