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vivre avec les grands. Il n’a pas d’ambition, il est dépourvu d’énergie ; c’est un rocher de Sisyphe que j’ai vainement tenté de rouler au sommet. Vous vous êtes rendu compte qu’il ne possédait aucune des qualités qui permettent aux hommes d’aspirer à un rang élevé. Je le savais, je le voyais aussi, mais mon affection maternelle me poussait à lutter contre l’évidence et sa pauvre nature. Pendant des années j’ai tout tenté pour en faire un homme supérieur, pour lui inspirer des sentimens dignes du neveu du plus grand génie que le monde ait jamais vu. Ce grand homme n’a légué aux siens qu’un grand nom. Génie, ambition, volonté, il a tout emporté dans la tombe ; pas une étincelle n’en survit. Les Bonaparte sont une pauvre race, sans aspirations élevées, médiocres en tout, condamnés à l’obscurité d’une vie purement animale, bons seulement à bien vivre, à se reproduire et à pourrir. »

Vingt-cinq années n’ont pas amorti ses colères et ses rancunes, mais, on le voit, la force et la grandeur conservent tout leur prestige à ses yeux. La faiblesse, le défaut d’énergie, la trouvent impitoyable. Elle pardonne tout à l’auteur de ses maux ; à sa place, elle eût agi de même ; si elle le pouvait, elle agirait de même vis-à-vis de son fils ; elle ne pardonne pas à ceux qui se soumettent et s’inclinent. Elle était née pour commander, et aussi pour mépriser ceux qui obéissent.

Enfin, à la date du 11 novembre 1829, elle laisse tomber un assentiment dédaigneux. Jérôme peut épouser sa miss Williams. — c’était fait depuis le 3, — mais une phrase d’une lettre de son père ne passera pas sans protestations. « Vous vous demandez si j’ai encore le droit de blâmer Jérôme, moi qui ai abandonné ma famille et ma patrie. Quand il y a vingt-quatre ans je revins dans cette patrie, auprès de cette famille, qu’ai-je trouvé ? Un accueil cruel et brutal. Dieu vous pardonnera peut-être, mais ne vous attendez pas à ce que j’oublie. Je ne dois rien à ma famille, et j’avais le droit de m’éloigner. » Puis elle s’étonne qu’une personne de bon sens lui reproche d’avoir quitté un milieu où l’on n’admirait ni sa beauté, ni son intelligence. Elle y tient et elle y revient. Moins on fera allusion à son exil volontaire, mieux cela vaudra pour tous. Elle s’est abstenue de toute plainte, elle a tu ses griefs et ses souffrances, elle n’a parlé et ne parle d’eux qu’avec respect : c’est tout ce qu’on peut lui demander. Si son fils meurt avant elle et sans enfans, c’est à sa famille qu’elle léguera sa fortune ; mais, pour Dieu, qu’on fasse à son intelligence l’honneur de croire qu’elle juge et apprécie à leur véritable valeur les marques d’intérêt qu’elle a reçues des siens. Son fils étant ce qu’il est, peut-être, après tout, son grand-père a raison de le marier en Amérique, mais qu’on ne lui parle pas de sa