Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/425

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

incidens invraisemblables, d’un de ces drames intimes comme on en coudoie partout sans soupçonner leur existence.

La femme, dont le même observateur retrace l’histoire, appartient, par sa naissance, par son éducation, aux classes supérieures. Jeune fille, elle a vécu dans une large aisance ; elle a choisi pour époux un négociant de son âge, honorable, en passe d’arriver à la fortune. Les premières années furent prospères ; leurs revers datent de l’évolution économique qui suivit la guerre de sécession. Inquiet de l’avenir, son mari réalisa alors ce qu’il possédait et, quittant New-York, s’en fut, après la pacification du sud, s’établir avec elle dans la Caroline, où il acheta, à bas prix, une des nombreuses fermes abandonnées par les propriétaires ruinés. Mais il n’entendait rien à l’agriculture. Le sol épuisé de sa ferme réclamait des engrais et un labeur intelligent pour le remettre en valeur. Il s’en rendit compte, mais trop tard, et, hors d’état de faire face aux dépenses nécessaires, il vendit sa ferme à perte et s’établit dans une petite ville voisine où il consacra ce qui lui revenait de sa vente à l’achat d’une maison dont il ne put payer que la moitié du prix, le surplus restait hypothéqué sur l’immeuble. Il comptait s’acquitter avec des créances à lui dues qui ne rentrèrent pas, et force lui fut d’abandonner ce dernier home qui représentait tout ce qui leur restait.

Entre temps, deux enfans étaient nés de leur union et le père avait peine à subvenir, par son travail, aux besoins des siens. Elle se résolut à l’aider, vendit son piano, son dernier luxe, et acheta une machine à coudre ; mais quinze heures par jour d’un travail assidu ne lui rapportaient que quinze à vingt francs par semaine, et ce travail l’épuisait. Pour comble de malheur, son mari tomba malade, et souvent, pendant un long hiver, la nourriture et le combustible leur manquèrent. Elle lutta, sans relâche, avec cet héroïsme inconscient de bien des femmes dans des situations désespérées.

Ici nous laissons la parole à son biographe. Il nous dit l’entretien qu’il eut plus tard avec elle.

— Et nul ne vous est venu en aide ?

— On ignorait à quel point nous étions pauvres. Je ne m’en suis ouverte à personne. J’aurais rencontré plus de sympathie, peut-être, si j’avais parlé, si surtout… sa voix trembla et ses yeux se remplirent de larmes… si je m’étais résignée à étaler sur moi-même notre misère ; mais cela… je ne l’ai pas pu, et mes robes, vingt fois reprisées, ne furent jamais des haillons.

— Regrettiez-vous le passé ?

— Mon mariage ? Non. Quant au reste, à quoi bon, je n’avais pas de temps à donner à des regrets inutiles.