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quitte, mieux cela vaudra. On se souhaiterait volontiers, sinon dans la même maison, du moins dans la même rue, dans le même quartier, à coup sûr dans la même ville. L’étendre à la France entière, c’est beaucoup attendre d’elle et des siens ; à l’Europe, c’est trop ; au monde, il n’y faut pas songer.

Aux États-Unis, l’équivalent de tout cela n’existe pour ainsi dire pas. L’indépendance est trop grande, la personnalité est trop accentuée pour s’accommoder de tels liens. Tout ce qui peut gêner la liberté individuelle est écarté ainsi qu’une entrave qui paralyserait l’action, qu’une barrière artificielle qui limiterait l’horizon. Et cet horizon, il le faut aussi large que possible, pour que l’action de l’homme s’y puisse librement exercer. Du moment où l’on estime que la vie est, par le fait de l’organisation sociale et pour le plus grand nombre, une lice ouverte à tous les efforts, deux solutions s’imposent, deux conceptions s’opposent : aborder hardiment l’inconnu en ne comptant que sur soi, sur son intelligence, sa volonté, sa persévérance, ayant pour soi l’audace et devant soi l’espace, ainsi font le colon et l’émigrant, ou ne s’avancer qu’avec prudence, après avoir mis de son côté toutes les chances favorables, appuyé, soutenu par les siens, encadré dans une carrière spéciale, elle-même étayée sur des conditions d’avancement prévues et justifiées par des précédens, marquées par des étapes régulières, au nombre desquelles le mariage, qui fixe l’homme en classant la femme, qui consolide sa situation et grossit l’avoir de l’un de la dot de l’autre. C’est la conception française, sage, prévoyante, conforme aux traditions, ne comportant qu’une ambition modérée, ne visant le plus souvent qu’un but peu éloigné, mettant au-dessus de tout la stabilité des intérêts et la tranquillité de la vie.

Tout autre est le point de vue de l’Américain, et aussi de la femme américaine. Si, pour sauvegarder leur loi religieuse et leur liberté individuelle, les ancêtres n’ont pas hésité à abandonner leur patrie, à traverser l’Atlantique à une époque où pareil voyage était long et périlleux, à engager la lutte avec la nature et les Indiens, les descendans n’hésitent pas davantage à émigrer des rives de l’Atlantique à celles du Pacifique, aux Indes ou en Australie. Le mobile qui les fait agir est autre, mais aussi puissant que celui qui faisait agir leurs pères, et ils disposent de bien d’autres moyens d’action. Ainsi que l’Américaine, l’Américain est cosmopolite, plus gauchement qu’elle, en apparence moins adaptable qu’elle, mais, autant qu’elle, indifférent au milieu, pourvu que ce milieu lui offre les chances de réussite qu’il ambitionne, les avantages qu’il désire. Dans ce milieu nouveau, quel qu’il soit, il