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profonde est la place qu’il tient dans l’âme humaine ; et qu’à mesure que la civilisation se développe, il s’épure, sans doute, il s’ennoblit, il se spiritualise, mais c’est aux origines qu’ayant toute sa force, il a toute sa puissance aussi de domination. Qu’est-ce que le pouvoir d’un prêtre de nos jours ou d’un pasteur protestant auprès de celui d’un brahmane antique ? De telle sorte que, si l’homme était sorti de l’animal, c’est quand il était le plus voisin du gorille ou du chimpanzé qu’il en aurait différé le plus, par celui de ses attributs qui le fait le plus homme ; et quel autre argument prouverait à la fois d’une manière plus simple et plus décisive l’existence ou, pour mieux dire, la réalité d’un règne humain ? Mais M. Gumplowicz était pressé d’en venir à l’objet essentiel de son livre, qu’on résumerait assez bien en disant qu’il s’y est proposé de renouveler la manière d’écrire l’histoire ; de définir la notion de race avec plus de précision qu’on ne l’avait encore fait ; et de fonder enfin, sur un nouveau principe, la philosophie de l’histoire.

Il y a trois manières, on le sait, de concevoir et, par conséquent, de traiter la philosophie de l’histoire. Nous pouvons nous représenter les actions des hommes comme dirigées, par la main de Dieu même, vers des fins inconnues, et l’histoire de l’humanité, comme n’étant ainsi, dans sa suite irrégulière, que le développement d’un dessein providentiel caché. C’est la conception de Bossuet, dans son Discours sur l’histoire universelle, et c’est celle de Joseph de Maistre, dans ses Considérations sur la France, ou encore dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg. Ou bien, nous pouvons nous représenter la transformation des institutions et des mœurs comme étant l’œuvre originale de la liberté de l’homme, et cette liberté, guidée par la raison, comme tendant, d’âge en âge, vers une conscience plus haute et plus claire d’elle-même. Cette conception, qui est un peu celle de Voltaire, dans son Essai sur les mœurs, est surtout celle de Condorcet, dans son Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain. Et nous pouvons enfin nous représenter l’évolution de l’espèce comme étant soumise en son cours à des lois inflexibles, lois de fer et d’airain, lois analogues, ou plutôt identiques, — puisqu’elles n’en sont peut-être qu’autant de cas particuliers, — à celles qui gouvernent le mouvement des mondes. Ébauchée ou entrevue par Montesquieu, dans son Esprit des lois, la conception est celle d’Auguste Comte dans sa Philosophie positive, et généralement de tous ceux qui n’ont retenu de l’histoire que ce que j’en appellerai l’élément quantitatif. « De ces trois conceptions, dit M. Gumplowicz, celle qui peut