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le droit des races supérieures sur les autres, et si ce droit n’est, à vrai dire, que celui d’en faire les instrumens de nos besoins ou les victimes de nos caprices, nous retournerons à une barbarie plus féroce que l’ancienne. Est-ce pour cela que M. Gumplowicz s’est défendu dans sa Préface de toute intention de vouloir « justifier des tendances odieuses ? » Il a bien fait de s’en défendre. Mais dans une question comme celle du polygénisme, où des deux parts on ne saurait rien avancer qui ne soit hypothétique, et peut-être à jamais invérifiable, il eût mieux fait encore si les conséquences de sa théorie l’avaient mis en défiance de sa solidité. Car, nous le dirons une fois de plus, et toujours plus hardiment : s’il importe que l’homme soit sacré pour l’homme, c’est ce que ne sauraient oublier toutes les sciences qui touchent à l’homme, et moquons-nous de leurs conclusions, elles sont fausses, dès qu’elles contredisent la vérité nécessaire de ce premier principe.

C’est assez dire sans doute que nous ne saurions voir avec M. Gumplowicz, dans « la lutte des races pour la domination, » ce qu’il appelle quelque part « le principe propulseur, » et en un autre endroit « la force motrice de l’histoire. » Aussi bien essaie-t-il vraiment de brouiller le sens des mots et, par exemple, de nous montrer dans le commerce une forme atténuée de la guerre. En vérité, j’aimerais autant qu’il prétendit nous montrer dans le mariage une forme atténuée de la débauche ou de la luxure. Et on le pourrait, en s’y prenant bien ! Mais ce que l’on montrerait plus aisément encore, c’est qu’il en est le contraire, comme la paix l’est de la guerre, et que, pour pouvoir théoriquement passer de l’une à l’autre par une série de gradations ou de transformations insensibles, cependant la séparation n’en est pas moins nette et tranchée. La guerre commence, pour ainsi parler, avec l’effusion du sang humain, et toute « lutte, » concurrence ou rivalité, dont cette effusion de sang n’est pas l’objet même ou le moyen nécessaire, est autre chose, n’est pas la guerre, n’en saurait être appelée sérieusement ni l’atténuation, ni l’imitation, ni l’image. Prendre une métaphore pour une réalité, si c’est l’une des grandes causes d’erreur qu’il y ait dans toutes ces « sciences » de formation récente, linguistique, anthropologie, ethnographie, sociologie, M. Gumplowicz n’a pas assez su s’en garder. Aussi, toute une partie de son livre, qui ne repose, en quelque sorte, que sur une métaphore, tombe-t-elle aussitôt qu’ayant éprouvé le titre de la métaphore, on l’a trouvé douteux. La guerre est la guerre, et définie strictement comme telle, on voit facilement qu’elle n’a dans l’histoire de l’humanité ni la continuité, ni peut-être même l’importance qu’on aime parfois à lui attribuer.