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comte de Provence, il tient le prince en respect par la menace des papiers de Malesherbes, qu’il a recueillis, assure-t-il, qu’il a mis à l’abri en Angleterre, et où l’on trouverait des révélations désobligeantes sur le rôle joué par les frères de Louis XVI dans la tragédie du Temple. Tout cela fait un fantôme de personnage, ménagé par les habiles, accrédité près des badauds, — et l’on voit des badauds jusque sur les trônes. Il en imposa à ses contemporains, il en impose peut-être à l’histoire elle-même, à nous qui lui faisons place aujourd’hui dans l’histoire. — Ne vous étonnez donc pas, bonnes gens, chaque fois que renaissent des Cagliostro ou des d’Antraigues ; ils renaissent de votre étonnement naïf, de votre oubli du passé ; ils renaîtront, ces types éternels, tant qu’il y aura des hommes, et qui seront dupes des apparences.

Nul d’entre eux n’eut une vie plus curieuse que celle de notre héros, même en ces années où la révolution promenait par le monde tant de bannis épiques, lamentables, picaresques. Vie si curieuse qu’il n’est pas besoin, pour en rehausser l’intérêt, d’aller jusqu’à dire avec M. Pingaud « qu’elle est en un certain sens l’histoire d’une caste, d’un parti, d’une époque. » — Le malheur de cette caste, de ce parti, a revêtu des formes trop dissemblables pour qu’on puisse le symboliser dans un individu d’exception ; et presque toujours, ce malheur offre à notre pitié des formes plus nobles. Si vous voulez être juste, cherchez la caste et le parti sur les échafauds, où l’on faisait son vieux métier, de mourir en souriant ; cherchez dans les landes du Bocage et de Vendée, à la place où l’on aurait voulu être, si l’on avait eu le choix : parce que l’histoire ne sera jamais sévère à qui combat loyalement, sur le sol de la patrie, pour la foi révoltée dans le cœur. Cherchez dans les mansardes de Londres et de Vienne, sur ces routes d’Allemagne où les poteaux indicateurs disaient : « Territoire interdit aux vagabonds, aux mendians et aux émigrés, « partout où les pauvres proscrits vivaient d’humbles industries, quand ils ne mouraient pas de faim. Cherchez même dans cette armée de Condé, telle que Chateaubriand l’a dépeinte en traits inoubliables : « Assemblage confus d’hommes faits, de vieillards, d’enfans descendus de leurs colombiers… Cet arrière-ban, tout ridicule qu’il paraissait, avait quelque chose d’honorable et de touchant, parce qu’il était animé de convictions sincères : il offrait le spectacle de la vieille monarchie et donnait une dernière représentation d’un monde qui passait… Toute cette troupe pauvre, ne recevant pas un sou des princes, faisait la guerre à ses dépens, tandis que les décrets achevaient de la dépouiller et jetaient nos femmes et nos mères dans les cachots. »