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qui se croisaient à ce carrefour du continent. L’Électeur suppliait en vain qu’on le débarrassât de cet hôte dangereux. Brouillé officiellement avec la chancellerie de Vienne, d’Antraigues se ménageait les bonnes grâces de Cobenzt en prélevant pour ce ministre une part de son butin, en lui faisant passer quelques-unes des confidences de Czartoryski. À part ces infidélités dont il ne pouvait se déshabituer, son usine travaillait exclusivement pour Pétersbourg : il envoyait pêle-mêle des notes, des mémoires, des commérages, les extraits des dépêches étrangères, les correspondances parisiennes. Ces dernières offraient un intérêt qui faisait pardonner le fatras du reste : on comprend qu’Alexandre et son secrétaire d’État y aient pris goût.

L’ancienne agence de Paris, — Brotier et compagnie, — avait été dispersée après le 18 fructidor. D’Antraigues la reconstitua d’abord avec un certain Vannelet, agioteur, fournisseur, mêlé à tous les tripotages et à toutes les intrigues du Directoire, familier de Treilhard et de Talleyrand, bien vu aux bureaux de la guerre et de la police ; un de ces hommes qui encombraient les ministères sous le Directoire agonisant, qui reviennent toujours grouiller dans les antichambres sous les gouvernemens débiles et corrompus, qui permettent de mesurer, par leur nombre et leur audace croissante, l’approche de l’heure où un maître montera avec un balai. La correspondance de Vannelet sentait le fumier ; elle avait son prix pour l’étranger, par les détails navrans que le coquin donnait sur l’état des armées. Néanmoins ce premier informateur pâlit, devant les correspondans que d’Antraigues sut se procurer pendant la période du Consulat. Un serviteur affidé de Bonaparte, une dame de l’intimité de Joséphine ; l’Ami, l’Amie, c’est ainsi qu’ils sont toujours désignés dans les copies manuscrites de d’Antraigues. Leurs noms nous sont connus : j’imiterai la discrétion de M. Pingaud en ne les révélant pas. L’homme était le père d’un haut fonctionnaire du service civil sous Napoléon ; la femme, une dame très qualifiée de l’ancienne cour, qui avait été du dernier bien avec d’Antraigues avant 1789. Ceux-ci n’étaient point des traîtres ; des indiscrets tout au plus, et qui écrivaient à l’émigré par impulsion de vieille amitié, sans connaître exactement l’usage qu’il faisait de leurs lettres.

Ces lettres offrent la plus vivante peinture que je connaisse du génie furieux qui remit la France debout et la saigna aux quatre membres. En juillet 1803, on discute devant Bonaparte le plan de descente en Angleterre : Berthier élève des objections. — « J’y étais avec Talleyrand, écrit l’Ami. J’entendis la fin du discours de Berthier et je vis la fureur de Bonaparte. Elle fut horrible ; sa femme