Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/531

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

LE SECRET DU PRÉCEPTEUR. 525

amour permis est celui qui s’accorde avec les devoirs de convention ? Tu tomberais peut-être à ses pieds, et tu lui dirais : -Aimons-nous, il n’y a que cela de vrai dans le monde. »

— Eh ! savez- vous seulement ce que c’est que d’aimer ? lui répliquai-je d’un ton colère.

— Ah ! si je lésais ! me dit-elle. C’est un sujet sur lequel j’ai longuement médité, et voici mes conclusions. Chez un homme, le véritable amour est un désir violent, auquel se mêle le sentiment que la femme qu’il aime et les moindres grâces qu’elle lui accorde ont un prix infini. S’il n’a que le désir, s’il feint le respect, il n’est qu’un drôle, et je le prierai de passer son chemin en lui disant : -Allez ailleurs, on ne donne pas ici. » — Chez la femme, l’amour est une complaisance particulière pour un homme, accompagnée du sentiment qu’il est le seul à qui elle puisse appartenir sans honte. Si elle se trompe, elle souffrira beaucoup, et j’en veux courir l’aventure. On s’est trompé, on souffre, on n’a pas le droit de se plaindre. Il faut savoir oser, et quand on perd la partie, il faut payer. C’est toute la morale, je n’en connais pas d’autre. Par bonheur, j’ai hérité de la finesse de ma mère, je ne suis pas une de ces femmes qu’on trompe facilement.

— Et moi, lui répondis-je, je suis un de ces hommes qui ne perdent pas leur temps à discuter avec une folle.

Et cette fois, quelques efforts qu’elle fit pour me retenir, je sortis tout de bon. Comme je traversais la terrasse, je m’arrêtai, je me retournai ; j’étais sûr qu’elle s’était mise à la fenêtre. Elle tenait encore à la main cette fleur jaune qui lui rappelait Saint-Martin. Elle la froissa violemment entre ses doigts, la pétrit, la roula en boule et me la lança avec tant d’adresse et en visant si juste que je la reçus en pleine poitrine.

— Cette folle, me cria-t-elle, est aussi sûre de sa volonté que de sa main.

Je lui jetai un dernier regard. Elle me parut diaboliquement jolie, et comme le soir où elle m’avait annoncé son prochain mariage avec M. de Triguères, j’aurais voulu qu’âmes yeux elle se dissipât, s’évanouît en fumée, et je me serais cru le plus fortuné des hommes si j’avais pu me dire : « Elle n’est plus de ce monde ; elle ne sera jamais à lui. »

J’avais la tête en feu, les oreilles me tintaient ; je ressentais comme une ivresse de chagrin et de colère. La folie se gagne à causer avec les fous. Au lieu de retourner à Mon-Désir, je m’acheminai à grands pas vers un café d’Épernay où une semaine auparavant j’avais vu entrer M. de Triguères. Je me flattais qu’il y reviendrait ce jour-là, et je l’y attendis pendant une heure en repassant dans mon esprit la belle profession de foi qu’on m’avait