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II

Il fut d’abord un simple « réacteur, » très irrité contre la révolution, les révolutionnaires et les philosophes du XVIIIe siècle, et cherchant un principe à opposer aux principes de la génération précédente. Les hommes du XVIIIe siècle avaient intronisé la raison ; l’effort de Ballanche en 1801 (Du sentiment considéré dans ses rapports avec la littérature et les arts) lut de substituer le sentiment à la raison : « Nous sommes quelquefois déçus par le sentiment, dit-il, mais qu’ont de comparable les erreurs de sentiment avec les écarts de la raison ? » Il développait cette idée avec une certaine verve juvénile, des souvenirs de Rousseau, des réminiscences de Bernardin de Saint-Pierre, peu de logique et une extrême innocence. On prévoit que le « sentiment » n’est là que pour servir d’une transition aisée au « sentiment religieux » et à la religion proprement dite. Ce premier livre de Ballanche est tout simplement un manifeste catholique. C’est en cela, à cause de la date, qu’il est très intéressant. C’est un Génie du christianisme enfantin ; mais qui a paru avant le Génie du christianisme. Nous y trouvons déjà toutes les idées favorites de Chateaubriand. L’homme est un animal religieux. La raison lui suffit dans la vie pratique, le trompe et surtout le désenchante et le décourage dès qu’il veut s’élever au-dessus de la terre, et s’élever au-dessus de la terre lui est un besoin. Toutes les grandes pensés humaines ont pour origine les idées religieuses : « La coupole de Saint-Pierre, l’Athalie de Racine, l’Histoire universelle de Bossuet, ont été inspirées par la religion. » Le jour où la religion disparaîtrait de la terre, l’homme aurait supprimé la forme élevée et noble de son inquiétude éternelle, et il ne lui resterait que l’inquiétude vulgaire et misérable, et comme une impatience maladive et ridicule de changer de place. Le beau est un besoin de l’homme, et le beau est religieux. L’esthétique est une religion qui se cherche, le beau est une religion qui s’est trouvée. — Voilà du Chateaubriand. En toutes lettres, ajouterai-je, et à s’y méprendre : « L’asile d’une hospitalité chrétienne au milieu d’un désert, ou parmi les glaces du mont Saint-Bernard ; des chaumières groupées autour d’un clocher de hameau ; une sainte Vierge tenant un enfant dans ses bras sculptés, à l’angle de deux chemins, sont des images pittoresques qui vivifient un paysage. » — Et la conclusion, c’est que « cette même religion qui a détruit les autels de la superstition est encore le principe fécondateur de tous nos succès dans la littérature et dans les arts. » — Ce petit livre passa inaperçu au milieu des acclamations