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permettaient pas de le confondre avec nous. Il paraît que la courbe de son nez et le profil sémitique ne suffisaient point à le dénoncer. Il fallut que l’art des hommes et l’esprit des légistes vinssent au secours de la nature. En avons-nous perdu le souvenir, le Juif n’a pas encore oublié la rouelle jaune, le signe d’infamie si longtemps infligé à ses pères. La rouelle (petite roue ou rota), imposée aux fils de Jacob par le concile de Latran de 1215, était un morceau d’étoile rond ou carré, de couleur voyante, le plus souvent une rondelle de drap ou de toile jaune ou rouge, parfois mi-partie jaune, mi-partie rouge, que tout Juif devait porter, d’une manière apparente, sur l’épaule, sur la poitrine ou sur la tête. Les Juifs qui l’omettaient étaient astreints à des amendes et à des peines plus sévères. Ils pouvaient, en certains cas, en voyage, notamment, obtenir dispense temporaire de la roue[1]. En plusieurs pays, en Allemagne par exemple, la rouelle a été souvent remplacée par un chapeau rouge ou vert, ou par un bonnet ou capuchon de coupe spéciale. Les femmes mêmes n’échappaient pas à cette humiliation. En telle ville d’Italie, elles étaient tenues de porter un carré de drap jaune au-dessus de leur coulure. Ailleurs, elles étaient autorisées à remplacer la rouelle par un autre signe moins disgracieux ; ainsi, à Francfort, par des bandes bleues à leur voile.

Religieuses ou civiles, toutes ces lois, toutes ces ordonnances des conciles ou des princes sur le vêtement des Juifs et des Juives n’avaient qu’un but : les isoler des chrétiens. En inventant la rouelle et tous ces signes distinctifs, les autorités chrétiennes ne faisaient guère qu’imiter les musulmans. Si frappantes sont ici les analogies entre notre droit canon et les lois musulmanes qu’on s’est demandé si l’Église ne s’était pas approprié les prescriptions de l’Islam[2]. Cela nous semble douteux ; les mêmes mesures ont pu être inspirées simultanément, aux chrétiens et aux mahométans, par un même esprit de défiance pour le Juif et le judaïsme. À Damas ou à Bagdad, comme à Rome ou à Paris, cette sorte de stigmate que chrétiens et musulmans imprimaient sur le front, ou

  1. D’après M. Ulysse Robert (Étude historique et archéologique sur la roue des Juifs, Revue des Études juives, VI et VII, 1883), l’usage de la rouelle semble avoir existé dans le diocèse de Paris, dès le commencement du XIIIe siècle. Le IVe concile de Latran (1215) en étendit l’usage à toute la chrétienté. Saint Louis l’imposa aux Juifs de France par une ordonnance de 1209. Philippe le Hardi, trouvant ce signe insuffisant, obligea les Juifs, en 1271, à joindre à la rouelle une corne sur leur bonnet. Nous possédons plusieurs images du temps représentant le Juif avec la rouelle. Une bulle du pape Paul IV on renouvela l’obligation, pour les Juifs de Rome, en plein XVIe siècle. (Rodocanachi, le Ghetto de Rome, p. 163-164.)
  2. Ainsi, Isidore Loeb : Nouveau Dictionnaire de géographie universelle, article Juifs, p. 999, 3e colonne… : « Même la rouelle du concile de Latran paraît empruntée aux musulmans. »