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sur l’épaule du Juif était la conséquence logique du système de séquestration qui aboutit au ghetto ou au mellah.


II

Il en est des langues comme du vêtement. Un grand nombre de Juifs parlent encore, entre eux, une autre langue que celle du pays où ils habitent. Cela s’explique d’habitude par des causes analogues : par leurs migrations forcées et par leur longue séquestration. À vrai dire, il n’y a pas plus de langue juive que de costume juif, il y a seulement des dialectes archaïques, souvenir lointain de leur patrie ancienne, que les Juifs ont emporté avec eux dans leurs douloureux exodes. Ainsi notamment du jargon allemand, du judenteutsch ou jùdisch des Askenazim, des Juifs polonais. Venus de l’Allemagne vers la fin du moyen âge, ils ont continué à parler allemand, au milieu des Slaves, des Hongrois, des Roumains. Ce jargon, les émigrans juifs de Russie l’ont transporté en Amérique ; il se publie, aujourd’hui, à New-York, plusieurs journaux dans leur patois allemand. On peut prédire qu’il n’y vivra pas des siècles ; c’est un produit du confinement ; il n’a pu se perpétuer qu’à l’abri des lois d’exception[1].

Ainsi encore de l’espagnol des Sephardim ou Juifs du Midi. Bannis de la péninsule, ils ont conservé sur la terre d’exil la langue sonore du beau pays qu’ils avaient si longtemps regardé comme une autre Palestine. Grâce à eux, le castillan du XVe siècle a résonné, jusqu’à nos jours, sur presque tout le bassin de la Méditerranée, de Tanger à Smyrne et à Salonique, et jusque sur les plages de la Mer du Nord, d’Amsterdam à Hambourg. Loin de prouver que le Juif vit partout en étranger, ces dialectes d’origine étrangère montrent qu’au moyen âge, sur les bords du Tage comme aux bords du Rhin, les Juifs s’étaient si bien naturalisés,

  1. Le patois juif ou « jargon » apporté en Pologne, par les Juifs chassés d’Allemagne au XIVe siècle, semble avoir été originairement le dialecte de la Haute-Saxe. Tout en se corrompant, il a gardé un caractère ancien et pris, sur les lèvres des Juifs exilés, un accent nouveau. Comme les petits Juifs étaient mis de bonne heure à l’étude de l’hébreu, la langue morte s’est infiltrée peu à peu dans la langue vivante, ou l’idiome sacré dans le parler vulgaire. C’est ainsi que, dans le jargon, la plupart des notions abstraites, religieuses ou philosophiques, sont rendues par des termes hébreux ou araméens. Une des choses qui ont contribué à faire vivre et même à faire écrire le « jargon, » c’est la répugnance des vieux rabbins du XVIIIe siècle et des ultraorthodoxes pour la littérature des Gentils ; ils craignaient qu’en lisant les livres allemands les jeunes Juifs ne perdissent la foi d’Israël. — Outre d’assez nombreux journaux et de nombreuses traductions, on peut citer des contes, des nouvelles, même des poésies en cette langue hybride. (Voyez, par exemple, Max Grünbaum : Judisch-deutsche Chrestomathie ; Leipzig, 1883.)