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n’était plus, dès le retour de la captivité, qu’une langue artificielle à l’usage des docteurs. Pour les Israélites, anciens ou modernes, l’hébreu n’était pas seulement l’idiome de la religion ou la langue savante, c’était aussi le signe et comme le lien de leur unité[1]. En ce sens, c’était pour eux, à la fois, une langue nationale et une langue internationale. Les philosophes et les poètes juifs du moyen âge, tels que Jehuda Halévy, dont Heine s’est un jour inspiré, lui ont rendu une vie nouvelle. L’hébreu a repris d’autant plus d’empire chez les Juifs qu’ils ont été plus séquestrés. Il a été, jusqu’au XIXe siècle, la seule langue littéraire des Israélites allemands ou polonais, des Askenazim dont l’informe jargon se prêtait peu à être écrit. Encore aujourd’hui, ils ont des journaux en néo-hébreu ; tels le Magid, le Melitz. La langue d’Isaïe revit en prose et en vers. Il y a des écrivains hébreux en renom ; ainsi naguère, en Russie ; Juda Gordon, ou P. Smolensky, le rédacteur de Hammelitz ; ainsi encore Menahem Mendel Dalitzky, qui a été chercher en Amérique la liberté de sa plume.

Chez les Juifs de l’Est, tout ce qui est écrit en lettres hébraïques n’est pas de l’hébreu. Un jour, à Varsovie, j’essayais, devant une boutique juive, de déchiffrer quelques mots d’une longue enseigne en caractères carrés ; je m’aperçus que, au lieu d’être de l’hébreu, ce n’était que de l’allemand, du « jargon » écrit en caractères hébreux. Ainsi font, de leur côté, les Sephardim de Smyrne pour leur judéo-espagnol. C’est là, chez les Juifs, un usage ancien. Ils semblent avoir appliqué leur vieil alphabet oriental à toutes les langues parlées par eux. Fr. Lenormant a trouvé, dans les catacombes de Venosa, en Apulie, des épitaphes grecques dissimulées sous des caractères hébraïques[2]. Ce que font aujourd’hui les Juifs russo-polonais pour leur jargon, les Juifs du moyen âge l’ont souvent fait pour le français, l’espagnol, l’italien, témoin l’élégie de l’autodafé de Troyes. Cette manière d’écrire (beaucoup n’en connaissaient pas d’autre) était pour eux une ressource en temps de persécution. C’était comme une écriture secrète, un chiffre de convention, dont Israël avait seul la clef ; comment ses maîtres chrétiens eussent-ils su reconnaître leur propre langue sous ce déguisement étranger ? De nos jours encore, nombre de Juifs de l’Est se servent des lettres de la langue sacrée pour leur

  1. Ce serait une erreur pourtant de croire que tous les savans juifs du moyen âge aient écrit en hébreu, comme nos savans chrétiens écrivaient en latin. Les Juifs se sont parfois aussi servis d’autres langues, notamment de l’arabe. La plupart des ouvrages de Maimonide, l’aigle de la synagogue, par exemple, le More Nebouchim (Guide des égarés), sont en arabe. De même, il ne faut pas oublier que, dans l’antiquité, le grec était la langue habituelle des Juifs Alexandrins, tels que Philon et Josèphe.
  2. Voir, dans la Revue du 15 mars 1883, Apulie et Lucanie.