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de planète, nous voyons, tous les ans, des centaines de milliers de chrétiens qui changent de patrie. Chaque été, passe sur l’Océan tout un peuple d’Allemands, d’Anglais, d’Italiens, de Scandinaves, qui abandonnent la vieille et glorieuse patrie natale, pour aller au loin en chercher une nouvelle. La patrie, pour ces millions d’émigrans, n’est plus la mère adorée que ses enfans ne veulent pas quitter ; c’est une fiancée, jeune ou mûre, une femme qu’on épouse par amour ou par calcul, et pour les beaux yeux ou pour la dot de laquelle on dit, sans remords, adieu à la vieille mère, — sauf, en cas de désenchantement, à divorcer pour convoler à de nouvelles noces. Ce qu’ont fait, sous nos yeux, depuis cinquante ans, des millions de chrétiens (sept ou huit millions en dix ans), pour posséder un lopin de terre, ou pour échapper aux corvées de la caserne, comment ne serait-ce pas permis à des Juifs pour adorer librement le Dieu d’Abraham, ou pour conquérir le droit de devenir pleinement des hommes et des citoyens ? Il n’en est pas d’eux comme des nôtres. En réalité, la plupart de ceux d’entre eux qui se pressent vers les mers du Nord et du Midi ne changent pas de patrie ; ils en cherchent une. Et ils sont reconnaissans à qui leur en accorde une. « On ne se fait pas idée, m’écrivait-on des États-Unis, il y a déjà quelques années, de la joie des Juifs russes à se voir traiter en hommes libres, maîtres d’aller et de venir à leur gré. Ils s’en trouvent si heureux que, à peine débarqués sur nos côtes, et ne parlant encore que leur informe jargon, ils se sentent déjà Américains, tout pleins d’affection pour notre sol et d’admiration pour nos institutions. » Je le crois bien ; ils sortent de la servitude de la terre d’Egypte ; le pays qui les accueille est pour eux la terre de la liberté, la nouvelle terre promise. Comment leur faudrait-il longtemps pour s’attacher à lui ? Je ne serais pas étonné que, en débarquant, ils en voulussent baiser le sol de leur bouche, comme faisaient leurs pères du moyen âge en touchant la terre sainte.


V

Longtemps, on a pu dire que les Juifs étaient des « sans-patrie. » Si cela était encore vrai, de la plupart d’entre eux, à la fin du XVIIIe siècle, cela ne l’est plus à la fin du XIXe. De la Vistule au Mississipi, ils montrent, dans tous les pays de civilisation, un égal empressement à se nationaliser. Après cela, est-ce la peine de se demander si les restes des tribus forment encore un peuple, ou si les minces caillots d’Israël qui nagent à la surface des nations doivent jamais se coaguler en corps de peuple, en État.

Ni l’une ni l’autre question ne saurait concerner les Juifs