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d’Occident. Ils deviennent chaque jour davantage Français, Allemands, Anglais, Américains. L’idée de reconstituer un peuple juif, en Palestine ou ailleurs, les fait sourire. Ils ne sont plus à la recherche d’une patrie, ils en ont trouvé une aux bords des fleuves de l’Occident, et ils ne se soucient point de l’échanger pour les rives désertes du Jourdain. Presque autant vaudrait demander aux Normands de France s’ils veulent se rembarquer pour les fiords de la Norvège, ou à nos Bretons s’ils ne seraient point désireux de repasser la mer pour retourner aux vallées de la Cambrie anglaise.

En est-il de même des Juifs de l’Est, massés en colonies compactes dans la Pologne, la Petite-Russie, la Roumanie ? Là survit, souvent encore, le particularisme rabbinique : les communautés Israélites semblent toujours former, au milieu des peuples chrétiens, une nation juive. Malgré cela, je crois que, en Europe, au moins, il en sera de ces Juifs de l’Est comme des nôtres. Eux aussi finiront par se nationaliser. Jusque dans ces juiveries en apparence fermées, le vieux particularisme fond peu à peu au souffle des vents de l’Ouest. Comme autrefois chez nous, le grand obstacle à l’assimilation du Juif, c’est l’hostilité des gouvernemens et l’inimitié des peuples. L’empêchement vient moins de la synagogue que du dehors, moins du Juif que du chrétien. Mais cette hostilité même des mœurs et des lois tend, par les vexations publiques ou privées, par l’émigration forcée ou volontaire, à diminuer l’épaisseur des grandes juiveries ; et cela seul doit faciliter, à la fois, la nationalisation des Juifs qui partent et celle des Juifs qui restent.

L’ascendant croissant des idées occidentales sur les Juifs de l’Est, j’en ai signalé plus d’un indice. Tous cependant ne le subissent pas volontiers. Beaucoup se raidissent contre, en dehors même des Hassidim, des néo-cabbalistes, les plus superstitieux et les plus fanatiques de la plèbe israélite. Certains rabbins s’inquiètent pour la foi, pour la durée même d’Israël ; ils redoutent, après le contact de nos idées et de nos mœurs, la contagion de notre scepticisme. Les rabbins de l’Alsace et de l’Allemagne, ne l’oublions point, manifestaient des appréhensions analogues vers la fin du XVIIIe siècle. Ils n’envisageaient pas sans défiance l’émancipation que leur promettaient les novateurs ; ils ne pardonnaient pas toujours au dévoûment de leurs avocats, les Moïse Mendelssohn, les Dohm, les Cerf-Béer, qui prétendaient rapprocher Israël des Gentils. « Ils craignaient qu’en quittant leur étroite société adossée à la religion, » les Juifs ne devinssent infidèles au culte, aussi bien qu’aux coutumes de leurs pères[1]. Ils n’avaient peut-être pas

  1. Voyez la très intéressante étude de M. l’abbé J. Lemann : l’Entrée des Juifs dans la société française, p. 408 ; Paris, 1889.