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des siècles, cette restauration d’Israël, que tant de Juifs ont fini par ne plus l’entendre au sens littéral, ou par la reléguer dans la nuit de la fin des temps, comme les chrétiens, le second avènement du Christ. « L’an prochain à Jérusalem ! » continuent à se dire les Juifs, à Rosch Haschanah, en fêtant la nouvelle année israélite. L’an prochain à Jérusalem ! Ce souhait transmis par la foi opiniâtre de leurs pères, combien, parmi nous, le prennent au pied de la lettre ? Combien même, à Paris, à Berlin, à New-York, en désireraient l’accomplissement ? Où sont-ils, chez nous, ces Israélites qui se disent tout bas, avec Jehuda Halévy : « En Occident est mon corps, mais mon cœur est en Orient. — Qu’est pour moi l’Espagne, avec son ciel bleu et sa brillante renommée, — En regard d’un peu de la poussière du Temple foulé sous les pas des Gentils[1] ? » Jehuda Halévy était le contemporain des croisés, et, à bien des clercs ou des chevaliers d’alors, Jérusalem eût inspiré des sentimens presque analogues à ceux du poète d’Israël. C’était le siècle où tant de Francs, de tous les pays d’Occident, se précipitaient sur la Palestine en criant : Dieu le veut ; car, à nous aussi, chrétiens, Jérusalem est quelque peu notre patrie. Mais les temps ont changé ; la pieuse obsession de la terre-sainte a pris fin ; Juifs et chrétiens n’ont plus les yeux hypnotisés par la colline de Sion. Nous ont-ils l’air d’avoir la nostalgie de Jérusalem, les israélites que nous rencontrons sur le turf, ou sous les portiques de la Bourse ? Ceux d’entre eux qui songent à restaurer le royaume de David ne sont guère plus nombreux que les chrétiens qui rêvent encore d’arracher le saint-sépulcre à l’infidèle. — L’an prochain à Jérusalem ! Mais les Juifs de France, d’Allemagne, d’Angleterre, d’Amérique, qui célèbrent Rosch Haschanah ressemblent-ils à des gens prêts à tout abandonner pour aller dresser leur tente dans la vallée du Cédron ? Montrent-ils, par leur conduite, qu’ils se regardent, dans nos villes, comme des hôtes de passage, en séjour temporaire parmi nous ? N’engagent-ils pas des affaires à long terme ? N’achètent-ils pas des terres ? Ne bâtissent-ils point, pour eux et pour leurs descendans, des maisons, des synagogues, des hôpitaux, des écoles, comme s’ils comptaient demeurer à perpétuité chez les fils de Japhet ? Ce que leur reprochent leurs adversaires, ce n’est point d’être prêts à nous quitter, c’est de trop se complaire chez nous. — Et les vieux Juifs de l’Est qui implorent encore la restauration d’Israël et la prompte venue du Libérateur, les voit-on réaliser leur avoir pour

  1. J’emprunte la traduction de ces vers à un Juif anglais baptisé qui en donne le texte hébreu : A pilgrimage in the land of my fathers, by Rever. Moses Margoliouth, t. II, appendice.