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être libres de se transporter dans leur patrie future ? Négligent-ils pour cela leur commerce, ou diffèrent-ils, quant aux soucis de la vie, de leurs voisins chrétiens ? Oui, beaucoup en diffèrent ; mais c’est, d’habitude, qu’ils sont plus préoccupés du lendemain. En fait, ils ressemblent singulièrement, ces Juifs qui attendent la réunion des tribus, à ces protestans millénaires, comme il en reste encore dans la Grande-Bretagne, qui font des calculs sur l’avènement de la cinquième monarchie annoncée par Daniel. De ces rêveurs anglo-saxons, j’en ai connu : pour attendre l’accomplissement des prophéties, ils n’en vivaient pas moins en bons négocians, et en bons Anglais.

Il s’en faut, d’ailleurs, que tous les Juifs de l’est de l’Europe entretiennent de pareils songes. Fût-ce un ange du ciel, beaucoup accueilleraient avec une désagréable surprise le messager qui leur viendrait annoncer que, le royaume de David étant rétabli, ils sont tenus de retourner aux maigres pâturages de la terre de Chanaan. « Si jamais Israël redevient un peuple, me disait un Juif de la Vistule, je demande à devenir consul de Palestine à Varsovie. » Que de milliers de ces fils dégénérés de Jacob feraient le même souhait, réclamant qui Paris, qui Berlin, qui Rome, qui Washington ! Combien se soumettraient à toutes les vexations plutôt que de retourner aux rocailleuses collines du pays des ancêtres ? Pour la plupart même des Juifs de l’Est, la véritable restauration d’Israël, le règne du Messie libérateur, c’est la fin de la servitude, la délivrance des lois d’exception. La Jérusalem, la terrestre Sion dont ils implorent l’entrée, sous les vieilles formules rabbiniques, c’est la liberté et l’égalité civiles. Prenez les plus misérables juiveries lithuaniennes ou biélo-russes ; interrogez les plus pauvres Juifs roumains ou polonais, ils vous diront qu’ils n’aspirent qu’à demeurer aux bords du Niémen ou du Pruth, pourvu qu’il leur soit permis d’y mener une vie tolérable. La patrie, pour eux, c’est la terre où leurs pères sont morts et ensevelis ; et quand ils sont contraints de la quitter, leur exode leur semble bien un exil.

Si la nationalisation des Juifs parmi nous n’avait contre elle que leurs espérances messianiques, elle serait achevée avant deux ou trois générations. Mais, nous le savons, il est des pays modernes où le Juif ne peut guère aspirer au titre de citoyen. Aujourd’hui, tout comme au moyen âge, nous voyons des gouvernemens s’ingénier à retarder son assimilation, comme s’ils désiraient le maintenir, pour jamais, à l’état de nation distincte. C’est ainsi que plus de cent ans après Mendelssohn et après le décret de la Constituante, des israélites qui avaient foi dans l’assimilation en viennent à être pris de doute. « Quand on nous affirme, tous les jours, que