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que les grands et les forts entre les peuples respecteront la faiblesse des petits. Maïmonide, l’aigle de la Synagogue, a soin de l’avertir que cela s’accomplira sans miracle. Pour lui, l’agneau et le chevreau sont la figure d’Israël, le loup et la panthère la figure des nations converties à la justice et à la paix. Qu’importe l’interprétation des rabbins ? La fraternité entre les hommes, la paix entre les nations, voilà un idéal qui n’a rien d’exclusif ; et si c’est là du cosmopolitisme, quel patriote s’en pourrait offusquer !

Ces espérances, nous savons quel nom elles portent en Israël. C’est le messianisme. Nous nous retrouvons, de nouveau, en face du grand dogme de Juda, et de nouveau, il nous faut bien avouer qu’il concorde, le vieux dogme oriental, avec ce qu’il y a de plus élevé dans nos aspirations modernes. Ce futur âge d’or que les Juifs d’Alexandrie faisaient prédire au monde gréco-romain par la voix des sibylles, teste David cum Sibylla, notre Occident vieilli s’est pris, lui aussi, à en songer. « De leurs glaives, dit Isaïe, fils d’Amos, les peuples forgeront des hoyaux, et de leurs lances ils feront des serpes : une nation ne tirera plus l’épée contre une autre, et l’on n’apprendra plus la guerre. » Est-ce que, dans l’Europe en armes des Hohenzollern, pareilles visions seraient devenues criminelles ? Ou ne sentons-nous pas, nous Français, ce que ces lointaines promesses ont de conforme à notre esprit national et à notre toi dans la justice ? Règne de la paix par le règne du droit, fraternité des peuples dans la liberté des nations, n’est-ce pas la prophétie que nos voyans de 1789 ont, eux aussi, osé faire au monde, du haut de leur présomptueux Sinaï ?

Cet âge de paix, le christianisme interdit-il d’y rêver ! Nullement. Ces espérances, le christianisme les autorise, il les a faites siennes, et pour travailler à les réaliser, il n’a pas attendu nos philosophes. Les nations chrétiennes écouteraient la voix de l’Église qui, chaque jour, prie pour la paix entre elles que le monde pourrait dire : O guerre, où est ton aiguillon ? Après la trêve de Dieu, nous aurions la paix de Dieu. La nouvelle loi a recueilli l’héritage de l’ancienne, et ce qu’avaient vaguement entrevu les prophètes du Carmel, l’Évangile s’est engagé à en faire une vérité ; s’il n’y a pas encore réussi, la faute en est à l’orgueil de la vie et à la concupiscence des yeux. Cette aspiration vers la paix entre les fils du Père commun, paix entre les nations, paix entre les classes, elle appartient si bien à la nouvelle loi, comme à l’ancienne, que, pour y atteindre, certains fils d’Israël n’ont pas craint de recourir à la papauté. C’est ainsi qu’Isaac Pereire (par plus d’un côté, un Juif représentatif du Juif moderne) adressait, avant de mourir, un appel au pape Léon XIII. Et le rêve du vieux banquier sephardi, un jeune savant doublé d’un poète, M. J. Darmesteter, le reprenait