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récemment à son compte. Voilà au moins des Juifs qu’on ne saurait taxer d’exclusivisme national[1].

À ces grands songes d’avenir quelques-uns, il est vrai, associent le passé d’Israël. Ils ne renoncent point aux promesses faites à la Maison de Juda et, dans l’humanité future, unifiée sous la justice, ils réservent une place à la fille de Sion. Ils voient en espérance, conformément aux visions de Michée et d’Isaïe, la plate-forme du Moriah, la montagne de la maison du Seigneur se dresser par-dessus les collines, et les peuples y affluer de toute part pour célébrer la Pâque nouvelle. À Joseph Salvador[2], fils de l’antique Israël et de la France moderne, chez qui la tradition de Juda s’amalgamait avec nos aspirations françaises, Jérusalem apparaissait, dans les brumes de l’avenir, comme le centre idéal de l’humanité, comme la ville sainte du novum fœdus, du pacte d’alliance entre les peuples. De la cité de David, ce Juif français eût fait volontiers le Washington des États-Unis de la planète, la capitale fédérale de l’Orient et de l’Occident, du Septentrion et du Midi réconciliés dans la justice. Mais Salvador est déjà vieux, et ils se font rares, les Israélites qui partagent ses espérances. Chez la plupart, l’universel a pris le dessus sur la tribu, l’humanité rejette dans l’ombre Israël. Si leurs utopies d’avenir se teignent encore d’une couleur nationale, la teinte n’en est plus juive, elle est plutôt française, allemande, anglo-saxonne. C’est ainsi qu’en nous retraçant les idées de Salvador, J. Darmesteter réclame pour Paris, la profane Jérusalem de la Révolution, le titre de cité sainte des temps nouveaux. Et quand les Juifs persisteraient à revendiquer cette gloire pour l’étroite cité de Juda, ils ne seraient pas les seuls. Que de chrétiens de tout rite font, eux aussi, dans leurs rêves de renouvellement de ce vieux globe terrestre, une place à la cité sainte, éternel symbole de nos plus hautes espérances ! Cette fonction de centre idéal du monde, d’ombilic moral de l’humanité, nombre de catholiques l’attribuaient naguère à la ville aux sept collines ; mais depuis qu’elle est déchue au rang de capitale nationale, Rome laïcisée, Rome désaffectée, ne peut guère aspirer à pareille dignité ; bien des yeux habitués à regarder vers les bords du Tibre se détournent lentement de la nouvelle Jérusalem vers l’ancienne[3].

  1. J. Darmesteter, les Prophètes d’Israël, préface. Cf. Gust. d’Eichthal, les Évangiles, introduction. — Isaac Pereire, esprit pratique jusque dans l’utopie, demandait que la fonction d’arbitre entre les nations fût confiée au saint-siège. Il eût voulu, ce Juif, voir le pape « établir une ligne de démarcation entre les ambitions des diverses puissances, entre la France et l’Allemagne, entre l’Autriche et l’Italie, etc. » I. Pereire, la Question religieuse, 1878.
  2. Paris, Rome et Jérusalem.
  3. On pourrait indiquer de nombreuses marques de l’intérêt que reprend Jérusalem pour les chrétiens de toute confession. Je n’en signalerai qu’une, c’est la campagne menée par un savant religieux, le P. Tondini di Quarenghi, pour faire adopter le méridien de Jérusalem comme méridien international. Je ne parlerai pas de ceux qui voudraient transporter le siège de la papauté à Jérusalem ; dans l’état actuel du monde, ce serait l’exiler en dehors de la civilisation.