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Utopies d’illuminés ou visions de prophètes, finissons sur ces grands rêves, les plus beaux peut-être dont se soient bercés les enfans des hommes. Il aura bientôt trois mille ans, ce vieux songe d’Israël ; il nous semblait naguère que les temps étaient venus et que l’accomplissement en était prochain. Les devins des Gentils nous l’avaient promis, et le siècle qui ne croit plus aux prophéties avait foi dans leur horoscope. Mais devins des Gentils et prophètes de Sion se seraient-ils trompés ? Les nations sont pareilles à des armées rangées en bataille, qui bivouaquent dans la nuit en attendant le choc du lendemain : quand luira-t-elle à nos yeux, l’aurore du jour béni, où, parmi les peuples, l’agneau pourra paître à côté du lion et le chevreau gîter près du léopard ? Au lieu de s’en rapprocher, jamais notre Europe n’en a semblé plus loin. N’importe ; ce grand rêve, il est bon, pour le monde, que nos cœurs ne s’en détachent point. La Bible et l’Évangile nous défendent d’en désespérer. C’est à nous surtout, à nous, chrétiens, libres de tout esprit de tribu et de tout exclusivisme de race, de ne pas trahir ces hautes espérances de paix dans la justice, et de les faire triompher entre les nations et les races, aussi bien qu’entre les classes et les individus. Nous ne pouvons en abandonner le soin aux fils de Jacob ; ici encore, c’est un devoir, pour nous, de travailler à l’avènement du règne de Dieu, du règne de la Paix et du Droit, en écartant tout ce qui divise les peuples et sépare les tribus humaines. Beati pacifici, a-t-il été dit sur la montagne. Et moi aussi, en écrivant ces pages, et en repoussant de mes lèvres les paroles de haine, en me refusant à croire que la différence de sang a mis une inimitié éternelle entre la postérité de Japhet et les fils de Sem, j’ai conscience d’avoir contribué, pour une trop faible part, à cette œuvre de paix ; — et ce faisant, je crois avoir été fidèle à l’esprit de charité et de mansuétude qui a soufflé sur nous des collines de Galilée.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.