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périodes de calme, que les idées ne sont que la traduction des mœurs, la mise en système des coutumes observées par les hommes, une sorte de contemplation admirative et respectueuse de ces coutumes. Il arrive, dans les périodes troublées, ou qui suivent les grands troubles, que les mœurs continuent d’être, et que les opinions commencent à être, et qu’il y a entre les unes et les autres une antinomie. Par exemple, en 1820, le divorce est dans les opinions, et il est repoussé par les mœurs, le duel est dans les mœurs, et il est repoussé par les opinions ; la liberté de la presse est dans les opinions, et les mœurs la trouvent insupportable ; le jury est dans les opinions et non pas dans les mœurs ; les opinions veulent l’égalité et les mœurs s’y opposent ; les opinions sont protestantes et les mœurs catholiques, ou plutôt les mœurs sont restées religieuses et les opinions sont devenues indépendantes des religions. Qu’est-ce à dire ? Qu’un grand mouvement d’idées s’est produit, qui a dépassé, comme d’un bond, les costumes établies et les sentimens hérités, que l’initiation a été d’un train rapide et qu’il faut lui laisser le temps de pénétrer peu à peu jusqu’au domaine intime des consciences. Mais on ne remonte pas. Tout étant providentiel, tout devient légitime avec la consécration du temps. Il n’y a plus d’initiateurs ; mais il y a encore des interprètes de l’initiation mutuelle par lesquels les peuples avancent dans leur voie éternellement tracée. La tâche de ces interprètes, c’est de concilier les sentimens anciens avec les tendances nouvelles, les mœurs avec les opinions, les idées d’hier, progrès anciens, avec les idées d’aujourd’hui, progrès nouveaux, la démocratie, suite inattendue, mais véritable du christianisme, avec le christianisme, source lointaine, mais véritable de la démocratie. Telle est la tâche des sociologues modernes, et c’est à cette tâche que Ballanche ne faillira pas.


V

Pour n’y point faillir, il faut offrir au monde un christianisme moderne et démocratique. C’est à quoi Ballanche met tout son dernier effort.

Il est besoin d’un grand effort ; car l’objection est puissante : 1° le christianisme n’a pas prévu la démocratie, ni la libre pensée plébéienne, ou la libre interprétation plébéienne de ses dogmes. Il est essentiellement une religion d’initiateurs. Il est théocratique et théo-aristocratique. Il a, au moins autant qu’une autre religion, conçu l’humanité comme une multitude de cliens autour de patrons et de disciples dociles autour de maîtres inspirés ; 2° il est immobile. Il a bien des fois prouvé qu’il se ruine à se transformer ; qu’il