Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/660

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

654 REVUE DES DEDX MONDES.

s’alarmât tout de bon. Mais, lui, il ne s’apercevait pas du danger ; il était devenu si sûr de sa guérison qu’il ne comprit pas ce que présageait cette faiblesse. Les accès de torpeur se prolongeant toujours, il ne s’éveilla bientôt plus que pour prendre un peu de nourriture, puis il s’engourdissait de nouveau, et dans un de ces quasi-évanouisse mens, il mourut ; il mourut à deux jours de la terre. Gomme il n’avait, je vous l’ai dit, ni foyer, ni patrie, ni famille, nous le confiâmes à la mer. Il ne laissait rien derrière u i ? — puisque les habits mêmes qu’il portait, nous les lui avions donnés, — rien que le collier qu’il m’avait dit de prendre à son cou, quand il ne serait plus.

La voix de Gordon était devenue très froide et très dure. Il s’arrêta, chercha dans sa poche et en tira un petit sac de cuir. Les autres convives observaient en silence ses mouvemens, tandis qu’il l’ouvrait pour montrer une chaîne d’argent mat à laquelle était suspendu un cœur d’or.

— Le voici, dit-il doucement.

Il se penchait à travers la table, les yeux fixés sur ceux de miss Egerton, et il laissa enfin tomber la chaîne devant elle.

— Désirez-vous la voir ? demanda-t-il.

Les autres s’avançaient, curieux, pour regarder ce petit tas d’or et d’argent posé sur la nappe blanche. Mais miss Egerton, les paupières mi-closes, les lèvres serrées, le repoussa d’une main vers son voisin de table et inclina imperceptiblement la tète, comme si c’eût été pour elle un grand effort de bouger si peu que ce fût. La jeune femme du ministre d’Autriche poussa un léger soupir de soulagement.

— Je trouve, dit-elle, que votre histoire finit bien mal, M r Gordon ; elle est par trop triste et sans qu’il y ait de nécessité pour cela !

— Je ne sais, répliqua lady Arbuthnot, pensive ; je ne sais. II me semble que tout est mieux ainsi. Gomme le dit M r Gordon, l’homme n’était pas digne... Un homme doit avoir autre chose que de l’amour à offrir ; être aimée, c’est le privilège de la femme. Qu’un nombre illimité d’hommes soient amoureux d’elle, cela ne leur fait aucun honneur ; ils ne peuvent pas s’en empêcher.

— Eh bien, déclara le général Kent, si toutes les histoires vraies tournent aussi lamentablement que celle-ci, je retire ce que j’ai dit contre les histoires qui s’écrivent, à la condition qu’elles soient drôles.

— Mais mon histoire n’est pas finie encore, riposta Gordon, en reprenant la chaîne et le médaillon. Il y a encore quelque chose.