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trésorier des revenus de la cour de Parme, en réalité premier ministre du duc François II[1]. Cette correspondance, qui s’étend de 1703 à 1742, offre le plus grand intérêt, et en la publiant, M. Bourgeois a bien mérité des études historiques. On ne saurait dire pourtant qu’elle modifie beaucoup l’idée qu’un juge impartial pouvait se faire d’Alberoni. Mais il faut y lire le blanc et l’entre-deux des lignes. Si on ne prenait cette précaution, on pourrait croire que non-seulement Alberoni ne fut point un brouillon, mais qu’il était le moins ambitieux et le plus désintéressé des hommes, que les hautes fonctions qu’il remplit n’étaient pour lui qu’un fardeau incommode, dont il aspirait à se décharger. Quel est l’ambitieux qui n’a pas tenu ce langage ? Ce sont les hypocrisies du métier.

On pourrait croire aussi qu’en se proposant de rendre à l’Espagne ses possessions italiennes, il se préoccupait surtout des intérêts de l’Italie, qu’il voulait en chasser les barbares, les Ostrogoths, qu’un zèle de charité le poussait à secourir les opprimés, ou qu’il fut un grand patriote, précurseur de ceux qui ont travaillé à la fondation du jeune royaume. « Ce qu’il y a de sûr, mon cher comte, écrivait-il en 1718, c’est que non-seulement à ces États où j’ai eu le bonheur de naître, mais à l’Italie tout entière, si je ne puis faire du bien, du moins je ne leur aurai jamais fait de mal. » M. Bourgeois estime que les lettres intimes des contemporains sont de tous les documens les plus purs et les plus sûrs. « Plus fidèles, dit-il, plus exactes, aussi vivantes que des Mémoires, aussi précises et moins sèches que des documens officiels, elles sont comme des photographies instantanées où la postérité retrouve, avec les gestes et les passions des acteurs, le détail le plus certain des actions humaines. » Cela n’est vrai que dans une certaine mesure. Si on pose en écrivant ses Mémoires, on pose quelquefois aussi en écrivant ses lettres, on étudie ses attitudes, sa physionomie, et surtout on s’accommode, on se conforme au caractère de ses correspondans. Ce qu’on dit à l’un, on ne le dirait pas à l’autre, et il y a des choses qu’on ne dit à personne. Quand Alberoni s’épanchait avec le comte Rocca, avec l’ami, le confident, le principal agent des Farnèse, et qu’il cherchait à le gagner à ses idées, il s’appliquait sans doute à les lui rendre agréables. On n’est vraiment sincère qu’en causant avec soi-même et encore ne l’est-on souvent qu’à moitié.

Croirons-nous, comme on pourrait l’induire de quelques-unes de ses lettres et comme M. Bourgeois lui-même incline à le penser, qu’on l’ait calomnié en le considérant comme le seul instigateur de cette guerre où l’Espagne fut écrasée par la quadruple alliance ? Lui a-t-on

  1. Lettres intimes de J.-M. Alberoni adressées au comte I. Rocca, ministre des finances du duc de Parme et publiées par M. Emile Bourgeois. Paris, 1893 ; G. Masson.