Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/683

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moineaux, tandis que nous avons des tigres en tête. » C’est cela même. Il ne s’agissait point de parader alors, ni de faire la petite guerre. Deux grands partis étaient en présence, que tout ce qui peut émouvoir ou passionner les hommes animait l’un contre l’autre, et Lamennais était à l’avant-garde de l’un, sauf à devenir plus tard, on le sait, l’un des chefs de l’autre, mais, — on le verra aussi, — c’était bien le même Lamennais.

Son coup de génie avait été de reconnaître dans l’individualisme, — cet individualisme dont Benjamin Constant était alors le grand théoricien et Victor Cousin le prophète, — l’ennemi qu’il fallait combattre, et abattre, si l’on voulait reconstituer la société sur la base de la religion. À la vérité, je ne sais si, sous le nom commun d’individualisme, Lamennais ne confondait pas deux choses ; et, très certainement, quand il reprochait à nos philosophes du XVIIIe siècle leur insouciance ou leur incuriosité des intérêts généraux, il se trompait. La philosophie du XVIIIe siècle en son ensemble est essentiellement une philosophie sociale, et les Montesquieu, les Voltaire, les Rousseau, les Diderot, — sans parler des moindres, — ne se sont préoccupés de rien plus ou autant que de consolider, d’améliorer, de perfectionner, ou de réformer l’institution sociale. Mais quand Lamennais s’en prenait aux excès de la « raison individuelle, » quand il attaquait en elle sa confiance en elle-même, dans l’infaillibilité de ses lumières, dans la souveraineté de ses jugemens, c’est là qu’il avait raison, et c’est là qu’il triomphait. Sous ce rapport, nul n’a mieux montré ce qu’il y a d’antisocial, ou d’antihumain même, à faire de l’individu la mesure de toutes choses, et que, si la logique réussissait jamais à démontrer qu’il l’est, il en faudrait douter encore, au nom de l’intérêt commun, de la nécessité sociale, et de la solidarité des générations. Aucun de nous n’a le droit de se poser en maître absolu de ses actes, ni de ses pensées même, parce qu’il n’est aucun de nous qui n’appartienne autant à la société qu’à lui-même, pour ce qu’il lui doit de bienfaits dans le passé, pour ce qu’il en réclame d’aide ou de secours dans le présent, pour l’espèce d’engagement qu’il a pris, rien qu’en naissant, de transmettre à ceux qui le suivront tout ce qu’il a reçu, et de le leur transmettre intact, ou, si possible, accru. Ceci, répétons-le, — parce qu’on ne saurait trop le redire, dans l’intérêt de la société, comme pour expliquer la pensée de Lamennais, — c’est ce qu’il a supérieurement vu, déjà dans son Essai sur l’Indifférence, et plus tard encore mieux.

Il a sans doute été moins heureux quand, avec cette fougue de tempérament qui le portait d’abord aux extrêmes, il a voulu substituer à l’autorité de la « raison individuelle » celle du « consentement universel. » Il n’y a pas de « consentement universel. » Et il est vrai d’autre part qu’il n’y a pas non plus de « raison individuelle. » Ce qui revient