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ne comprendront, ne croiront jamais qu’une épouse, fût-ce la plus désespérée, abandonne ses enfans, et durant vingt longues années, s’étudie et réussisse enfin à ne les plus chérir. L’effort n’est pas seulement impie, et je veux bien qu’il soit impossible. Tâchons pourtant de l’admettre, d’imaginer cette âme plus que singulière et cet exemple, ou cette hypothèse exceptionnelle, unique même. Concédons à l’auteur son postulat psychologique, et nous l’en verrons tirer une des études les plus graves et les plus amères qu’on ait faites au théâtre, de l’égoïsme et des fautes contre le cœur.

L’égoïsme est le sujet de l’œuvre, comme celui des Fossiles était le sacrifice aveugle, criminel même, à un préjugé dont nous finissions par entrevoir la farouche grandeur et l’horreur sacrée. De même ici, M. de Curel a tout fait, sans peut-être que ce soit encore assez, pour excuser et pour imposer son héroïne. De l’endurcissement de soi-même auquel elle s’est vouée, il donne des raisons profondes. « À vingt-quatre ans, dit Mlle de Grécourt à son mari, le plus grand ennemi d’une femme complètement délaissée, c’est son propre cœur. J’ai vaincu le mien par des moyens barbares, y étouffant tout ce qui demandait à vivre, fauchant amitiés et penchans qui pouvaient entretenir la faculté d’aimer, l’apaisant avec d’arides coquetteries, comme on trompe la soif dans le désert avec de petits cailloux. — L’ai-je assez mutilé, ce pauvre cœur ! Actuellement, il n’y reste plus une fibre aimante, c’est un jardin transformé en cour pierreuse, sans un coin de verdure. À force d’y persécuter l’ivraie, le bon grain n’y peut plus pousser. Le bon grain, ce serait de chérir mes filles. »

Commencez-vous à comprendre l’étrange et hautaine créature ? À tout prix elle a voulu ne plus souffrir, oubliant que de certaine souffrance il est impie et funeste de se guérir. Égoïste, elle l’a été, nous le disions plus haut, jusqu’au suicide du cœur ; mais avouez que son égoïsme est d’une grande allure, qu’il témoigne d’un raffinement supérieur et qu’il parle un beau langage.

De M. de Grécourt, au contraire, l’égoïsme a quelque chose de misérable, de bas et d’amèrement ridicule, que la scène du second acte entre les deux époux souligne avec un dédain exquis. Allez, vous êtes un pauvre homme ! comme dit la Jacqueline de Musset. Pauvre homme, et même quelque chose de plus, qui, au bout de vingt ans, rend à sa femme des enfans incommodes à l’indignité de sa vieillesse. Pauvre homme, qui s’excuse, et si honteusement, d’avoir imposé à ses filles une vie interlope, et l’intimité d’une maîtresse dont il dit, à sa femme toujours, avec une étonnante mélancolie : « Voyez-vous, Marguerite n’est pas l’amie qu’il me faudrait ! » Pauvre homme enfin, et père plus que jamais égoïste et lâche, qui, plutôt que de purifier sa