Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/708

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas dire bâtie, le mot serait trop lourd, mais posée et si légèrement ! sur un fond moelleux, sur une phrase d’orchestre qui enveloppe et caresse. On songe aux deux cousines du Freischütz, aux deux sœurs des Troyens, à celles du Roi d’Ys, et l’on se réjouit que la musique en possède un de plus, de ces couples féminins et fraternels. J’aime l’éclat de rire de la petite sœur, jolie fusée de jeunesse et de joie, et l’arioso de Charlotte, sorte d’éloge des larmes dans le sentiment le plus allemand, serait une chose tout à fait belle, sans l’accident (c’est le mot) de la dernière note, un effet trop facile, que le musicien aurait dû se refuser, et qui dément, pour ainsi dire, la pensée générale du morceau. Quant au grand duo entre Werther et Charlotte, on n’y trouverait à reprendre, comme en celui du premier acte, que la péroraison, et pour les mêmes motifs : banalité et banalité tapageuse. De cette œuvre aux sonorités le plus souvent discrètes, il eût fallu bannir impitoyablement le bruit, un des ennemis de la musique moderne. Mais tout le reste du duo est excellent : dramatique, et cette fois non par le bruit, mais au contraire par la déclamation sourde, par certains silences même, par l’étouffement des harmonies et de l’orchestration, la brusque apparition de Werther. Entre Charlotte et lui s’engage et se développe un triste entretien, dans la chambre familière, parmi les objets qui semblent eux-mêmes se souvenir. Pour chacun d’eux, pour le clavecin surtout, M. Massenet a trouvé une note, que dis-je, une phrase délicieuse ; on sait, d’ailleurs, que le musicien de Manon et de la « petite table » excelle en ces mélancoliques inventaires d’amour.

Et pour les vers d’Ossian, il a trouvé mieux encore ; un lied à la manière de Schumann, qui rappelle (flatteuse rencontre ici) cet admirable In der Fremde (à l’étranger) dont Bizet, je crois, disait : c’est la nostalgie de la mort ; oui, c’est bien la même tonalité, le même rythme, le même accompagnement, le même élan douloureux, le même mal enfin du même pays et du même retour. Il faut suivre cet acte jusqu’à la dernière scène, jusqu’à la remise des pistolets par Charlotte au messager. Le dramatique incident est commenté par les instrumens surtout, par un mouvement, presque un geste de l’orchestre, sinistre et sans réplique. Le moment est bien de ceux où, les personnages ne pouvant que se taire, ou peu s’en faut, la symphonie a le droit, le devoir même de parler pour eux. En de pareils cas se vérifie une observation que fait M. Cherbuliez dans son beau livre l’Art et la Nature, et qu’à notre modeste avis, il a seulement le tort de trop généraliser. Le maître critique, dans l’organisation du drame musical moderne, assigne à l’orchestre un rôle prépondérant, ce qui est exact, mais surtout extérieur, et cela paraît bien absolu. L’œuvre lyrique, dit-il, ou à peu près, par l’importance accrue de l’orchestre, s’est rapprochée de la nature,