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laquelle nous montre toujours les choses dans leur cadre. Or le chant, c’est la passion ; l’orchestre, c’est le monde, au milieu duquel la passion agit et se meut. Le monde la regarde et la juge. Tantôt il lui vient en aide, il l’encourage et la consacre ; tantôt, au contraire, il entre en lutte avec elle, la contredit et la combat. — L’orchestre, ainsi compris, ne serait que le témoin de la vie. Or il est le plus souvent davantage : il est la vie elle-même. Quelquefois cependant, j’accorde qu’il n’exprime ni l’action, ni les personnages qui agissent, mais les alentours de cette action, le milieu dans lequel elle se déroule ; non pas les sentimens, mais les choses, qu’il sait alors animer et rendre éloquentes. C’est le cas dans la scène presque muette et pourtant dramatique qui nous occupe. Les choses y parlent par l’orchestre, et par lui nous comprenons qu’après avoir eu, par exemple au premier acte, leur paix et leur sourire, elles ont maintenant leur tristesse et leur inquiétude.

Il faut finir, bien que j’eusse aimé signaler encore le paysage musical de Noël et la mort de Werther. L’un est d’une désolation intense, et l’autre, d’une funèbre douceur ; mais je craindrais que cette étude à la longue ne parût faite de détails, plutôt que d’une impression d’ensemble et d’une sympathie générale, que trop d’analyse et de minutie, en la dispersant, risquerait d’affaiblir.

Mlle Delna est Charlotte comme elle fut Didon : avec la même aisance, la même dignité, la même voix qui s’épanche en flots de velours, avec un art aussi naturel et aussi juste. Cette enfant doit beaucoup à son excellent professeur, Mme Laborde, et plus encore au maître mystérieux et intérieur qui n’enseigne pas, mais qui révèle, qui ne donne pas ce qu’on appelle le talent, mais je ne sais quoi de plus et de mieux. Mlle Laisné a gentiment joué et chanté le petit rôle de Sophie, et dans le grand rôle de Werther, au lieu du médiocre M. Ibos, je rêve d’entendre un jour M. Jean de Reszké, revenu récemment parmi nous, et revenu, comme il était parti, le plus grand artiste d’aujourd’hui.


CAMILLE BELLAIGUE.