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LE SECRET DU PRÉCEPTEUR. "25

disais : « Si pourtant c’était vrai, la vie serait belle comme un songe. »

— Il me vient une idée, me dit- elle en battant des mains, et mon idée me paraît excellente. Vous m’avez appris à Beauregard que vous dîniez dans une pension bourgeoise, mais que votre Ursule vous faisait votre cuisine du matin et que vous déjeuniez tous les jours de deux œufs au beurre noir et d’une côtelette aux pommes. Vous voyez si ma mémoire est fidèle. Eh bien, commandez aujourd’hui deux côtelettes et quatre œufs, et si vous me faites l’honneur de m’inviter, je déjeune avec vous.

Je me sentis rougir d’émotion et de plaisir, et je répondis avec un accent trop lyrique :

— Vous êtes ici dame et maîtresse, tous vos désirs sont des ordres.

— Il répare, il répare, dit- elle.

Et ayant ôté ses gants et son chapeau :

— Retournez à vos écritures, je vais donner mes ordres à votre ménagère. Ne vous inquiétez pas de moi, je saurai occuper mon temps.

Je n’achevai pas la lettre que j’avais commencée, je la récrivis tout entière et dans un autre style. Je donnai à Sidonie les meilleures nouvelles de la folle ; mais je n’eus garde de lui révéler toute l’étendue de mon bonheur, de lui apprendre que, pour la première fois, elle était là, chez moi, allant, venant, trottinant comme si elle eût été chez elle, que tout à l’heure nous déjeunerions ensemble, que le bruit léger de ses pas de souris me faisaient tressaillir dans mon fauteuil, que ma salle à manger et ma petite cuisine l’entendaient rire et s’en souviendraient à jamais.

Au coup de midi, elle reparut, en disant : — Monsieur et Madame sont servis. — Elle avait mis elle-même le couvert, ce qui lui avait fourni l’occasion de visiter mon buffet. Elle avait trouvé mon linge de table en bon état, mais elle méprisait mes plats, mes assiettes ; elle m’annonça qu’avant trois jours, elle me donnerait une vaisselle à son goût et marquée à mon chiffre.

— Faites-la marquer au vôtre, lui dis-je, et désormais je ne déjeunerai plus seul.

Elle mangea de bon appétit, et, tout en mangeant, elle gazouillait comme un oiseau. Elle me raconta tout ce qu’elle avait vu, tout ce qu’elle avait fait depuis son arrivée à Paris, en compagnie de M me Gleydol, dont elle singeait le maintien un peu compassé et le ton traînant. Cette veuve timorée, qui lui servait tout à la fois de chaperon et de plastron, se croyait tenue de s’intéresser aux machines, aux bielles et aux manivelles ; mais elle aimait beaucoup