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LE SECRET DU PRÉCEPTEUR. 729

sentait bon, les murs avaient appris à sourire, et en regardant le parquet, on devinait qu’il s’y était passé quelque chose. Je reléguai dans le coin le plus reculé de la pièce la chaise où elle s’était assise ; je désirais que de longtemps personne ne s’en servît.

Puis je m’allongeai sur mon canapé, et je partis pour le pays des rêves. Il me sembla que j’avais eu raison d’espérer l’impossible, que le grand miracle s’était accompli. Corps et âme, elle était à moi. Ses yeux, sa bouche, sa taille souple et fine, j’étais le propriétaire de sa chère et exquise personne, de cette enveloppe sans prix et de tout ce qu’il y avait dedans. Elle était devenue mon bien, mon éternelle possession. Nous ne nous quittions plus, sa vie et la mienne n’en faisaient qu’une. Chaque jour, elle allait et venait dans ces petites chambres au plafond bas, j’entendais le bruissement de sa robe et son rire argentin. Chaque jour, nous déjeunions tête à tête, et quoique toutes nos heures se ressemblassent, nous avions mille événemens à nous conter. Chaque jour, nous nous accoudions sur la balustrade de notre balcon, et les passans, les curieux, les oisifs, nous cherchant du regard, disaient : « Qu’ils sont heureux ! » La fontaine sacrée m’appartenait ; dans mes accès de lassitude ou d’ennui, je buvais à plein verre son eau délicieuse dont la fraîcheur rajeunissait mes sens et mon âme.

Je rêvai jusqu’au soir, après quoi je rouvris les yeux, je me levai, j’aperçus mon image dans une glace et j’allai à mes afi aires.

XXI.

M me Gleydol s’était logée rue Cambon, dans une pension fréquentée surtout par des familles anglaises et américaines. L’appartement retenu par elle au premier étage se composait d’un salon et de cinq pièces ; elle s’en était réservé trois pour son usage particulier, les deux autres étaient occupées par Monique et sa femme de chambre. M me Louis Monfrin ne faisait qu’un reproche à cette maison admirablement tenue, où le service était irréprochable et la cuisine excellente : elle se plaignait d’y entendre parler trop souvent une langue que je lui avais apprise, et dont d’autres que moi l’avaient dégoûtée à jamais.

Je me présentai chez ces dames dès le lendemain, et je passai la soirée avec elles. Je connaissais M me Cleydol pour l’avoir vue une ou deux fois à Mon-Désir. Quoique cette Rémoise eût l’esprit un peu court, trop de goût pour les minuties et trop de penchant à multiplier les cas de conscience, c’était une femme de facile et agréable commerce. Je constatai avec plaisir qu’elle avait pris Monique en grande affection, et que de son côté, tout en la plai-