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734 REVUE DES DEUX MONDES.

elle avait habité quelque planète où tout est plus grand, plus beau, plus brillant et plus souple que dans ce misérable monde, et le souvenir de ses existences antérieures la poursuit, elle tourne sans cesse autour de la porte de son paradis, elle voudrait y rentrer. Souvent je lui dis : « Tais-toi, tu m’ennuies, » — et elle se tait. Mais souvent aussi c’est elle qui commande, j’obéis à ses suggestions, elle me communique ses désirs, ses passions, ses colères ; je méprise mon faux bonheur comme une chose vile, et je m’irrite contre ma destinée comme on se fâche contre une robe faite par une méchante couturière, une robe qui gêne, qui va mal et fait de vilains plis.

— Cette fois j’ai compris, lui dis Je... Défie-toi et défends-toi ! Elle m’appliqua un grand coup de son éventail sur les doigts, en

me disant :

— Prèchez-moi votre morale, mais ne me prêchez pas celle de mon impeccable sœur. Elle est à l’abri des dangers, des tentations, elle n’a jamais connu l’autre. La belle merveille que de se défendre quand personne ne vous attaque !

Heureusement M me Gleydol ne nous écoutait pas ; notre conversation lui aurait paru incompréhensible ou scandaleuse. Elle était tout occupée de braquer sa lorgnette sur les loges ; elle examinait et comparait les toilettes, comptait et pesait les diamans, étant une de ces personnes qui ne vont guère au spectacle que pour regarder les spectateurs.

— Quel est donc, dit-elle à Monique, quel est donc ce jeune homme qui vous lorgne avec tant d’obstination ?

Le rideau venait de se lever, et le lorgneur indiscret s’ étant rassis, je ne pus savoir qui il était et si j’avais l’honneur de le connaître. Mais dès ce moment, je fus en proie à une agitation que je ne parvins pas à maîtriser. Je sentais qu’un malheur pesait sur moi, et les dangers invisibles me troublent. Un incident de mon enfance me revint à l’esprit. Un garde-chasse nous avait conduits un jour, mon père et moi, dans sa faisanderie. L’endroit était charmant ; on avait installé les parquets dans une clairière bordée de champs de sarrasin ; un ruisseau coulait au travers. Quand nous arrivâmes, les faisandeaux se promenaient dans le blé noir, qui commençait à fleurir, ou allaient à la picorée, ou s’ébattaient dans la paille, ou se roulaient dans la poussière ; d’autres faisaient leur sieste. Tout à coup, saisis d’une mystérieuse émotion, ceux qui ne songeaient qu’à manger oublièrent le grain, ceux qui s’ébattaient cessèrent leurs jeux, ceux qui dormaient s’éveillèrent en sur saut, et tous, penchant la tête, regardaient d’un œil vers le ciel, pendant que les poules qui les avaient couvés hérissaient leurs plumes. Le garde chasse nous dit : « Sûrement un émouchet va passer. » Et la minute