Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/749

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

LE SECRET DU PRÉCEPTEUR. 74 S

moi qu’il était Tenu à Ëpernay, et que l’affaire pressante qui l’avait ramené soudain d’Épernay à Paris, c’était encore moi... Êtes-vous content ?

— Kt que lui avez- vous répondu ?

— Je me suis moquée de lui.

— Assez pour lui ôter toute espérance et l’envie de remettre les pieds ici ?

— Que sais je ? C’est à lui qu’il faut le demander. Je me levai en fermant le poing.

— Est-il vraiment possible, m’écriai-je, que vous ajoutiez foi à ce que vous dit cet homme ?

— Et que dit il de si étonnant ? Suis-je donc une de ces femmes à qui on ne peut sans mentir declart-r qu’on les aime ?

— Ah ! je ne comprends que trop, répliquai-je avec emportement, qu’on vous aime à la iolie, qu’on vous désire avec passion...

Je me mordis les lèvres, et reprenant le ton d’un directeur de conscience :

— Comment ne sentez vous pas qu’il est incapable d’aimer ? Les protestations qu’il vous fait, il les avait faites à cent autres femmes, et il avait toujours menti. L’abbé Verlet, qui l’a vu de près, le tient pour un de ces libertins qui n’ont que des appétits et un insolent orgueil, et qui mettent leur gloire à avilir ce qu’ils aiment, et à déshonorer l’amour. S’il m’en souvient, dans une de nos disputes, vous m’avez déclaré que la passion sincère ne va pas sans le respect. A-t-il jamais rien respecté ? Si vous l’écoutiez, ses yeux vous diraient qu’il vous méprise. Ah ! croyez-moi, avoir cherché l’amour et rencontré le mépris, c’est pour une femme le plus cruel des supplices et le suprême dégoût. Connaissez- vous l’histoire de Thamar et d’Amnon ? Je l’ai lue en hébreu, il ne tient qu’à vous de la lire en français, on l’a souvent traduite. — « Je l’aime, il me la faut, disait-il, et je mourrai si je ne l’ai pas. » — Et à peine se fut-elle donnée, il lui dit : « Lève-toi et va-t’en. » Et elle répandit de la cendre sur sa tête, elle déchira sa tunique et s’en alla en criant.

Cette histoire biblique l’irrita plus qu’elle ne la toucha.

— Vous n’avez jamais su ce que c’est que l’amour, répondit-elle, vous en raisonnez comme un aveugle des couleurs. Je ne suis plus une petite fille, on ne m’abuse pas facilement, je sais distinguer le bon argent de la fausse monnaie, et quand je crois, c’est que j’ai des raisons pour croire. Non, ce que me disait M. de Triguères, il ne l’a pas dit à cent autres femmes. Quand il était là tantôt, dans le fauteuil que vous venez de quitter, ses paroles comme s^s regards me chatouillaient le cœur, et tout en me mo-