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et il me semblait qu’aucun événement n’était survenu, que cette mère et cette fille ne s’étaient jamais quittées, qu’elles arrivaient d’Épernay pour parcourir des galeries pleines de curiosités et acheter ensemble des robes. Il leur avait suffi de quelques minutes pour se raccoutumer l’une à l’autre, le passé les avait reprises.

Nous lûmes bientôt au Japon. En entrant dans cette délicieuse exposition, qui était une des merveilles du Champ de Mars, M me Brogues dit :

— Il y a ici beaucoup de choses à admirer, mais rien à acheter ; tout a été vendu dès les premiers jours.

Monique nous quitta pour examiner un coffret, et nous nous arrêtâmes, M me Brogues et moi, en face d’un magnifique paravent, dont un panneau représentait un pique-nique champêtre. De vilains petits Japonais et de très charmantes Japonaises, parmi lesquelles une surtout ressemblait beaucoup à M me Louis Monfrin, étaient assis dans l’herbe autour d’une source ; on déballait les provisions, des domestiques trottaient deci, delà. Cette scène très réelle, encadrée dans un paysage à demi fantastique, témoignait de l’art qu’a ce peuple ingénieux de donner à la fantaisie un air de vérité et aux réalités le charme d’un beau rêve. Ce pique-nique avait attiré l’attention de M me Brogues. Elle me dit avec un accent de profonde mélancolie :

— C’est le Saint-Martin du Japon.

Puis, après s’être assurée que Monique ne pouvait l’entendre :

— M. Monfrin est-il avec elle à Paris ?

— Non, elle y était venue avec M me Cleydol, qu’une dépêche a fait partir en hâte pour Bordeaux.

— Elle est donc seule, toute seule ?.. S’entendent-ils, elle et lui ? Je répondis par un hochement de tête, qui l’ alarma. Je vis son

front se crisper, et son visage se démonta.

— Ce serait inexcusable, murmura-t-elle. Il ne le faut pas... C’est à moi qu’on s’en prendrait.

À qui parlait-elle ?à M me Brogues ou à saint Rémi ? Elle désirait en savoir davantage et commençait à me questionner quand Monique, qui en avait fini avec son coffret, s’empressa de nous rejoindre, et les deux femmes s’accordèrent à déclarer que les Japonais sont les premiers décorateurs du monde. J’étais de leur avis, mais une autre pensée m’occupait : je me disais que toute pécheresse se regarde comme un être exceptionnel, que sa situation lui semble un cas unique auquel il est permis d’appliquer des remèdes violens, que les péchés des autres femmes lui paraissent sans excuse.

— Et maintenant, fit Monique, allons faire un tour dans l’Inde. M me Brogues éprouva comme une secousse nerveuse, on eût dit

qu’elle tremblait la fièvre.