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7Ô2 REVUE DES DEUX MONDES.

celle qui donne aux prisonnières la clé des champs, celle qui est la félicité suprême, qui enchante les jours et les nuits et ouvre les portes du ciel, lui apparaissait sous les traits d’une femme pâle, rongée d’une fièvre mystérieuse, qui, les yeux pleins de chagrins obscurs et de larmes rentrées, s’en allait seule dans un fiacre, sans s’étonner même de sa solitude.

Ce fut l’affaire d’un moment ; elle releva bientôt la tête et la secoua, comme pour en chasser une pensée qui l’obsédait ; jamais âme ne fut plus élastique, plus prompte à rebondir.

— Allons voir de la peinture, s’écria-t-elle.

Et elle m’entraîna au palais des beaux-arts, où, deux heures durant, nous étudiâmes en détail de grandes toiles et des tableautins, qu’elle louait ou critiquait avec une parfaite liberté d’esprit, jusqu’à ce qu’ayant regardé sa montre, elle me dit avec un accent qui me donna le frisson :

— Il est temps de rentrer.

Je m’acheminai avec elle vers la porte de sortie la plus proche. L’instant fatal était venu. Elle avait fait son choix : qui avait-elle sacrifié, lui ou moi ? Me ferait-elle monter dans sa voiture ou partirait-elle seule pour aller attendre chez elle un homme que je haïssais comme la mort ? Étais-je condamné à n’être désormais plus rien pour la femme qui était tout pour moi ? Adieu ma débile vaillance et ma fierté ! Je me sentais mourir de frayeur et les jambes me manquaient. Je l’observais du coin de l’œil ; son visage, où je m’efforçais de lire mon destin, avait en ce moment une expression dure, qui me parut sinistre.

Nous voilà devant la porte que nous cherchions ; nous sortîmes. Mon trouble était tel que je laissai à Monique le soin de héler un fiacre. Il vint se ranger le long du trottoir, elle ouvrit la portière, elle monta, le cocher touchait déjà.

— Mais montez donc, me dit-elle brusquement.

Les grands bonheurs se taisent ; j’aurais voulu m’agenouiller devant elle, baiser le bas de sa robe et ses pieds. Mais jusqu’à l’entrée de la rue Gambon, elle me regarda d’un air sévère, comme on regarde un chirurgien qui vous a sauvé, mais qui sûrement vous a fait souffrir. Elle ne rompit qu’une fois le silence.

— Comment pourrais-je m’y prendre pour la revoir, me demanda-t-elle, et pour obtenir qu’elle me dise tout ?

— Elle m’a prié de l’attendre chez moi après- demain, lui répondis-je, soyez sûre que tout ce qu’elle m’aura dit, je vous le redirai mot pour mot.

Nous arrivâmes, elle m’emmena dans son salon, où elle nous fit servir des rafraîchisse mens. Dix minutes après, sa soubrette, que