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LE SECRET DU PRÉCEPTEUR. 753

je soupçonnais d’intelligence avec l’ennemi, lui remit une carte, qu’elle me passa.

— Dites à M. de Triguères, murmura-t-elle, que je suis très lasse, que je ne reçois personne.

Emilie doutait que ce fût là son dernier mot ; elle ne se pressait point de sortir.

— Mais allez donc !

— Et s’il me demande quand il pourra revenir ?

— Vous lui répondrez que vous ne le savez pas.

Oh I je ne me faisais point d’illusion ; je n’étais pour rien ou presque pour rien dans ce retour inattendu, qui me gonflait le cœur de joie. Elle avait emporté la lemme pâle dans ses yeux, et la femme pâle avait opéré le miracle de la dégoûter de sa chimère.

Je sentis qu’elle était impatiente de se retrouver seule avec elle-même ; je ne tardai pas à la quitter. Aussi bien j’avais une course à faire. En jetant les yeux sur la carte du vicomte, un trait de lumière m’avait traversé l’esprit. Je rencontrai un fiacre, qui revenait à vide. Je donnai l’ordre au cocher de me ramener à la rue Médicis en passant par la rue de Lisbonne. Il me représenta que le détour était énorme, que son cheval n’en pouvait plus. Je lui promis un fort pourboire et nous partîmes. Ma course ne fut point inutile. Un quart d’heure plus tard, j’avais éclairci un grand mystère. Je m’étais assuré que M. de Triguères habitait l’entresol de la maison à deux issues près de laquelle s’était embusquée un jour M me Brogues, et qu’elle guettait avec l’anxieuse attention d’un chasseur à l’affût. J’en avais inféré que le ravisseur, c’était lui, qu’ils s’étaient sauvés en Égypte, qu’à la suite de quelque incident, d’une brouille, il l’y avait laissée, qu’elle avait couru après lui, qu’il s’était soustrait à ses poursuites en se réfugiant à Épernay, le seul endroit du monde où elle ne pût l’aller chercher, mais qu’après avoir abandonné la mère, ayant revu la fille, son désir l’avait emporté sur sa peur et qu’il avait quitté sa retraite pour suivre les traces de ce nouveau gibier.

Je devais dîner ce soir-là chez M. Linois ; pendant le repas et après, j’eus des distractions, des absences ; je me disais : — Oh ! la pauvre femme !

Quand je rentrai chez moi, vers onze heures, mon concierge m’annonça qu’on venait d’apporter un tapis des Indes, qui m’était envoyé par une dame. Je la connaissais beaucoup, cette dame ; mais je n’avais pas su deviner qu’elle me destinait le tapis qu’elle avait acheté le matin. Il y a des journées bénies où, sans qu’on s’en mêle, tout vous vient à la fois, les grands bonheurs et les petits.

tome cxv. — 1893. 48