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754 REVUE DES DEUX MONDES,

XXIV.

Délivré de mes cuisans soucis et du poids que j’avais sur le cœur, je m’étais endormi content et tranquille. Je l’étais moins à mon réveil. Je me disais, en faisant ma barbe, qu’il y avait des précautions à prendre, qu’il est des victoires éphémères, que certaines impressions s’effacent et que les femmes se repentent quelquefois de leurs repentirs, que d’ailleurs M. de Triguères n’était pas un homme qui se laissât rebuter par un échec, qu’il était trop pénétré du sentiment de son mérite pour renoncer facilement à ses entreprises.

J’en eus la preuve dans l’après-midi. J’étais allé voir Monique ; elle n’était pas dans son appartement, mais au rez-de-chaussée, dans le salon commun, où elle recevait la visite d’une famille d’Ëpernay, fraîchement débarquée à Paris. Quelques minutes après, M. de Triguères entra et fut accueilli avec une politesse un peu courte, un peu froide, mais il en fallait davantage pour le décourager. Il était visiblement contrarié de trouver la place occupée, il eût donné beaucoup pour hâter le départ des fâcheux, moi compris, qui traversaient son projet. Il avait beau maugréer contre eux, ils semblaient prendre plaisir à s’éterniser, et comme ils partaient, il en survint d’autres. De guerre lasse, il leva le siège et sortit. Je le suivis de près, il m’attendait sur le trottoir.

Depuis qu’il avait découvert que j’étais quelqu’un, c’était à moi sans doute et à mes conseils, à mes remontrances qu’il imputait le refroidissement subit de Monique. Que sais-je ? Tous les moyens lui étant bons, peut-être s’était-il mis en tète de me séduire, de me corrompre ou de m’intimider.

— Monsieur, me dit-il avec une courtoisie hautaine, j’aimerais avoir avec vous un mot d’explication.

— J’y consens volontiers, lui répondis -je ; mais on est mal dans la rue pour causer. Voulez-vous que je vous attende chez moi demain vers quatre heures ?

— À quatre heures précises je serai chez vous.

Je lui remis ma carte, et je le regardai s’en aller. Il me sembla que je tenais ma vengeance.

La femme pâle fut exacte au rendez-vous qu’elle m’avait donné. Quand elle entra dans mon appartement haut perché, elle me parut tout autre que l’avant-veille au Champ de Mars. Elle avait éprouvé plus d’émotion que de joie à revoir sa fille, cette rivale qu’elle avait trompée et qui était pour elle un reproche vivant. Elle se mit tout de suite à l’aise avec moi. Elle me considérait comme un de ces hommes qui sont des juges désintéressés des affaires