Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/762

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

756 REVUE DES DEUX MONDES.

ciel aidant, on le retrouve. J’ai formé l’irrévocable dessein d’entrer dans une confrérie de femmes mariées et de veuves, qui se vouent au soin des malades. Austérités, humiliations, aucune règle, aucune pratique ne me semblera trop dure. J’expierai ; c’est mon devoir, mon goût et ma destinée.

Après une pause d’un instant : — Vous ne savez pas encore, reprit-elle, pourquoi je suis ici. Je vous ai demandé avant- hier si Monique était heureuse ; vous ne m’avez pas répondu, et votre silence m’a alarmée. Si le mariage auquel j’ai travaillé avec trop d’empressement peut-être venait à mal tourner, ce serait un poids de plus sur ma conscience. J’aifait part de mes anxiétés au prêtre qui, depuis mon retour à Paris, me conseille et me dirige. Il m’a ordonné de mettre mon orgueil sous mes pieds et de venir vous raconter mon histoire pour que vous la répétiez à Monique... Mais à quoi servent les longs discours ? Certains détails sont odieux. Contentez-vous de lui dire que je maudis le jour où je me suis enfuie de ma prison pour chercher le bonheur. Dites-lui que l’amour vit de mensonges et que la vérité le tue, que l’homme qui feignait de m’aimer s’est lassé de feindre et que j’ai souffert mort et passion. Dites-lui qu’il y a quelque part, en Tunisie, un jardin plein d’orangers et de citronniers, que la femme qui se promène à leur ombre goûte toutes les délices du cœur et croit jouir de cette félicité qui ne finit point, sans se douter que les fruits défendus ne laissent dans la bouche que cendre et qu’amertume. Dites-lui, je vous prie, qu’un matin, au Caire, cette femme, à son réveil, s’est trouvée seule, abandonnée, que son amant s’était sauvé au milieu de la nuit comme un voleur. Mais ne lui dites pas qu’à demi folle elle l’a cherché dans la ville et dans les faubourgs, qu’elle le demandait aux passans qui se moquaient d’elle ; ne dites pas à ma fille que sa mère a eu la lâcheté de courir après ce fuyard et de tomber malade pour n’avoir pu l’atteindre.

Le regard enflammé, elle parlait d’un ton farouche, et par instans ses lèvres se tordaient : — Conviens, lui disais-je en moi-même, que tu étais exigeante, ombrageuse, que tu l’as fatigué par tes soupçons, ta jalousie, peut-être aussi par tes regrets et tes remords. Ce qu’il méprisait le plus, c’est ce qu’il y avait de meilleur en toi, les inquiétudes de ton cœur et de ta conscience. Tu étais un mets trop délicat pour lui. Tu ne dédaignes point la volupté, tu as des sens, tu leur accordes quelque chose ; mais tu ne serais pas contente si ton imagination ne brodait tes plaisirs. Ce qui te plaisait le plus dans l’amour, c’était sa divine musique. Par quelle erreur funeste t’es -tu donnée au moins musicien des hommes ?

Après s’être acquittée de l’humiliant devoir qu’elle était venue