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LE SECRET DU PRÉCEPTEUR. 757

remplir, elle s’était levée, et attachant sur moi ses grands yeux tristes, elle s’écria :

— Quels fantômes nous sommes ! et quels fantômes nous poursuivons !

Je lui pris les deux mains et je lui baisai respectueusement le bout des doigts.

— Si vous êtes résolue à ne jamais le revoir, lui dis-je, partez, vous n’avez pas de temps à perdre. Il avait, paraît-il, des informations à me demander, il m’a annoncé sa visite, et, dans quelques minutes peut-être, il sera ici.

Mes paroles lui causèrent une surprise mêlée d’épouvante. Elle m’avait appris tout ce qu’elle désirait m’apprendre ; il n’entrait point dans son dessein de me révéler le nom du fuyard. J’étais plus instruit de ses affaires qu’elle ne l’eût souhaité.

— De qui parlez- vous ? me dit-elle.

— De l’homme qui habite un entresol dans la rue de Lisbonne. Je vous ai trouvée un jour arrêtée à quelques pas de sa porte, et j’aurais pu en conclure que vous cherchiez à renouer avec cet infidèle. Mais après ce que je viens d’entendre...

— Moi, renouer I Ah ! jamais, jamais ! On m’avait affirmé par son ordre qu’il n’était pas à Paris ; j’avais des raisons de croire qu’il y était revenu, et, par une curiosité du cœur, dont je rougis, je tenais à m’en assurer, Pour qui donc me prenez-vous ?.. Je voudrais le revoir pendant une heure pour lui dire ce que je pense de lui, pour l’écraser sous mon mépris... Et dans quelques minutes, dites-vous...

— On vient de sonner, répon dis-je. Ce ne peut être que lui. Elle réfléchit un instant.

— Laissez-nous seuls, me dit-elle avec autorité.

J’allai ouvrir ; c’était bien lui. Je ne sais dans quelle intention il venait, s’il m’apportait une déclaration de guerre ou un traité de paix à signer. Sans m’amuser à m’en enquérir, je l’introduisis surle-champ dans ma bibliothèque. Quand il se trouva face à face avec la femme qu’il avait laissée en Égypte, il fit trois pas en arrière, en me lançant un regard terrible, le regard d’un fauve qui vient de tomber dans un piège. Je m’éclipsai en hâte et me retirai dans la pièce attenante.

La muraille était trop épaisse pour que je pusse saisir un seul mot d’un entretien que je ne cherchais point à entendre ; elle ne l’était pas assez pour que le bruit des voix, tour à tour plus fortes ou plus faibles, plus aiguës ou plus graves, n’arrivât pas jusqu’à moi, et je pouvais noter les inflexions, les changemens de ton et d’accent. M me Brogues parla longtemps avec véhémence sans qu’il osât l’interrompre, et il me parut que sa parole tombait de très haut.