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LE SECRET DU PRÉCEPTEUR. 767

Il ne lui répondit que par un nouvel éclat de rire, et je commençais à trouver qu’il riait trop souvent.

— Ne regrettez pas votre voyage, reprit-elle. Je doutais.de vos sentimens pour moi, je ne savais pas qui vous étiez, je voulais lire dans votre cœur... L’air que vous aviez en entrant ici, certains regards que vous m’avez jetés, certaines paroles que vous m’avez dites, ce désir furieux de nous tuer, lui d’abord, moi ensuite, tout cela me prouve que vous savez aimer. Désormais je supporterai votre mère.

— C’est une marque d’affection que vous n’aurez pas à me donner, répliqua- t-il en se levant ; ma mère n’est plus à Beauregard.

Debout et immobiles l’un devant l’autre, les mains dans les mains, les yeux dans les yeux, ils se regardaient comme s’ils ne s’étaient jamais vus, et ils avaient oublié que j’étais là. Je gagnai la porte, puis la rue, et je m’en allai fouetté par le vent, par la pluie et souhaitant que la foudre tombât sur moi.

Quelles tristes heures je passai ! J’avais déshonoré mon caractère comme à plaisir, et je buvais mon fiel et ma honte. Que devait- elle penser de cet imbécile qui était sorti tout à coup de son rôle, qui lui avait dit, en lui baisant les genoux : « Je vous aime à la folie ! » Mon imagination me la représentait contant la scène à son mari et s’écriant : « Dieu ! qu’il était ridicule ! » C’en était fait ; pouvais-je reparaître jamais devant elle ? Tantôt je m’accablais de reproches, tantôt je descendais dans mon cœur, je l’analysais, je l’approfondissais, et plus je m’étudiais moi-même, plus je me trouvais inexcusable.

— Mon amour, me disais-je, était d’une espèce toute particulière, et le demi-bonheur dont je jouissais aurait dû me suffire ; j’en sens tout le prix depuis que je l’ai perdu. Je suis un philosophe, doublé d’un demi-poète. Voué aux études graves et abstruses, j’éprouvais le besoin d’égayer la tristesse de ma vie en évoquant dans mes heures de loisir une image adorée, qui me fît battre le cœur. Je n’ai pas le tempérament d’un Werther. Elle m’avait avoué un jour qu’elle aimait un vicomte ; me suis-je brûlé la cervelle ? Elle a épousé M. Monlrin ; ai-ie pensé un instant à me couper la gorge ? Elle était ma Laure, ma Béatrix, une de ces femmes qu’on se contente de posséder en rêve. Je pouvais lui dire : « Tu es mon jardin, tu es la parure et la fleur de ma vie, tu es l’arbre toujours vert à l’ombre duquel j’aime à m’asseoir et dont le fruit est doux à mon palais. » Je n’en peux plus douter, elle m’avait deviné depuis longtemps ; elle savait à quoi s’en tenir et que mon amour était une amitié romanesque, passionnée, féroce et jalouse, que tour à tour elle encourageait ou contenait, car ce roman lui avait