Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/827

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

régna sur la majeure partie du vaste empire timouride. C’est à lui qu’est due la reconstruction de la grande ville de Merv, détruite depuis l’invasion des Mongols de Dchinghiz-Khan, et aussi la fondation ou la restauration de la ville de Chahrokhyah, située sur le fleuve Iaxarte, et à laquelle il a donné son nom. Son cercueil, très beau et heureusement resté intact, est en calcaire dur, gris foncé, et entièrement couvert d’inscriptions.

L’extrémité sud de la partie enclose est occupée par un sarcophage important, en pierre grise, malheureusement mutilé aujourd’hui, et dont le chevet est surmonté d’une petite coupole comme on n’en place que sur les tombeaux des saints. Deux mâts portant des drapeaux, emblèmes de la même idée, achèvent de confirmer ce caractère, et s’inclinent au-dessus de la tête du mort. Celui-ci occupe la place d’honneur au milieu de cette réunion de princes illustres, et Timour lui-même a voulu expressément être enterré à ses pieds. Ce n’est pourtant pas un empereur qui repose dans ce cercueil : c’est tout simplement Saïd-Mir-Barakhat, le professeur de philosophie de Timour, l’Aristote de cet Alexandre mongol ; il mourut peu de temps avant l’empereur, en 1386.

Il y a là assurément un fait qui peut nous étonner. Quoi ! le souverain qui rendit aux sciences un si éclatant et si public hommage est-il bien ce même Tamerlan auquel tous les historiens d’Occident ont fait une si terrible et incontestable réputation de cruauté ? Est-il bien le même qui, à Delhi, fit couper en un jour cent mille têtes, qui, à Bagdad, fit égorger cent cinquante mille captifs pour donner ensuite, — nos historiens nous l’affirment, si nos physiologistes ont peut-être quelques raisons pour le nier, — une naumachie dans leur sang ? Vraiment, quand on compare entre eux tous ces actes si divers et en apparence contradictoires, on ne peut s’empêcher d’être troublé, et l’on en vient à se demander si par hasard ce ne serait pas nous qui serions les barbares, nous dont, certainement, au XIVe siècle, les ancêtres n’auraient pas été capables d’un raffinement littéraire ni d’un respect pour les sciences pareils à ceux dont les souverains mongols ont donné les preuves, nous dont, aujourd’hui encore, l’intelligence ne va pas jusqu’à saisir le fil et la concordance d’actes politiques qui leur paraissaient fort simples, et dont les heureux résultats ont démontré la sagesse, nous qui, enfin, cinq siècles après Timour, avons la prétention d’avoir inventé ou du moins perfectionné le dilettantisme, et qui nous bornons à le pratiquer d’une façon si plate et si mesquine !

Donnant une nouvelle preuve de cet esprit libéral, si curieux à constater en plein moyen âge et en plein Orient, les souverains despotiques de la dynastie timouride ont encore mis dans le même