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jusqu’à enseigner aux artistes comment ils doivent entendre le leur. À tout instant, l’on voit surgir des savans qui entreprennent de montrer aux peintres comment il faut dorénavant représenter l’eau en mouvement, l’homme en marche, le cheval au galop. Des conférences ont été faites au Conservatoire des arts et métiers et en pleine Ecole des Beaux-Arts, avec accompagnement de projections, conférences où les traditions léguées par les maîtres ont été mises à néant par les nouveaux esthéticiens. Pour dissiper nos méfiances à l’endroit de ces voies inexplorées, les chronophotographes nous assurent qu’elles furent connues des Grecs et que l’art intermédiaire les a désertées. Pour un peu, Phidias aurait fait de la photographie instantanée. La thèse vaut en vérité qu’on s’y arrête, ne fût-ce que pour apprendre par quel événement l’artiste se rapprocherait mieux de la nature en mettant sans cesse une machine entre elle et lui. Toutefois, puisque tout le monde aujourd’hui emploie cette machine, l’astronome et le soldat, l’explorateur et le naturaliste, le touriste et le juge d’instruction, pourquoi le peintre ne l’emploierait-il pas ? S’il en use, à quoi lui sert-elle déjà ? à quoi peut-elle dorénavant lui servir ? Sont-ce des inspirations qu’il doit lui demander ou de simples renseignemens qu’il peut en attendre ? Et si cet appareil progresse encore et parvient demain à enregistrer les couleurs les plus subtiles comme il enregistre aujourd’hui les traits les plus fugitifs, dans quelle voie cette découverte acheminera-t-elle nécessairement les créateurs qui ne voudront pas être confondus avec les photographes ? Tels sont les problèmes qui se posent d’eux-mêmes en ce moment à tous ceux que l’art intéresse. Il serait assez vain de compter d’un mot les résoudre, mais on peut, sans trop de témérité, s’essayer à les éclaircir.


I

Si un amateur d’art, endormi sous la restauration, au temps des Guérin, des Girodet, des Gros, des Drolling, des Prud’hon, au milieu des paysages composés à la mode de Carrache ou de Paul Bril, parmi les grâces académiques de l’Apollon, du Romulus, de l’Endymion et les périphrases hippologiques de Carle Vernet, se réveillait aujourd’hui et parcourait nos expositions, il aurait certainement la sensation que l’œil humain a changé.

Cette révolution dans la pose, dans l’agencement et le dessin des êtres vivans ne frappe peut-être pas très vivement ceux qui l’ont vue s’accomplir peu à peu. Leur perception de la nature, soumise aux mêmes influences que la perception des artistes, s’est