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toujours mensongère ? Le beau mensonge dans le paysage était presque de rigueur. À notre Académie des beaux-arts, il fallait, pour aller à Rome, peindre « un arbre de mémoire, » exécuter une scène ayant pour théâtre historique quelque site de la Grèce, de la Sicile ou de la Judée, c’est-à-dire de pays que l’aspirant paysagiste n’avait jamais visités. Les romantiques eux-mêmes ne voyaient guère la nature avec nos yeux à nous. « Eux non plus, ils ne craignaient pas de choisir, de composer, de corriger et au besoin d’ajouter et de retrancher. La nature, dans sa simplicité souvent sublime, ne leur paraissait pas assez riche en accidens, en phénomènes extraordinaires. C’est en ce sens qu’ils modifiaient. Ils voulaient l’exception, comme le paysage historique voulait l’impossible[1]. » Or, vous savez ce qu’un artiste de 1893 voit dans la nature : ce qui peut tenir entre les chambranles d’une fenêtre, comme cela s’arrange et avec toutes les inélégances qu’un hasard facétieux peut apporter dans la composition. C’étaient là des sujets qu’autrefois non-seulement on n’eût pas représentés, mais que l’on n’eût pas vus, à proprement parler. Car les paysagistes de toutes les époques ont eu, au même degré qu’aujourd’hui, la prétention de représenter exactement ce qu’ils voyaient, et le mot de « nature » était à tout instant sur leurs lèvres, comme la fiction théâtrale au bout de leurs pinceaux.

Mais là où notre endormi de 1820 ne contiendrait plus son étonnement, c’est devant les scènes hippiques de nos modernes. Vous le figurez-vous venant de voir la Course d’Epsom de Géricault[2] et ces cavales « indomptables et rebelles » glissant ventre à terre, au galop de leurs quatre membres allongés dans cette allure classique du lièvre à la broche, qui fut la gloire de Vernet ! Le voici maintenant devant une charge de cuirassiers d’un de nos meilleurs peintres, de M. Aimé Morot, par exemple[3], et contemplant pour la première fois de sa vie ces animaux suspendus en l’air dans le quatrième temps du galop, les quatre pieds rassemblés sous le ventre, comme les chèvres équilibristes qui font le tour d’un tonneau. Et lorsqu’il verrait que cette pose très étrange prend dans tous les tableaux de chevaux la place des allures d’autrefois, ne s’écrierait-il pas avec conviction que l’œil de l’homme a changé ou que, du moins, il est intervenu dans l’observation de la nature quelque élément inconnu, quelque méthode nouvelle qui en a modifié profondément les résultats ! Frappé par le contraste,

  1. Cheneau, les Chefs d’école.
  2. Au Louvre.
  3. Au Luxembourg.